Si vous êtes passé récemment chez Pantoute et avez demandé à un libraire qu’il partage avec vous un de ses coups de cœur, il y a de bonnes chances qu’il vous ait mis entre les mains un ouvrage du Tripode.

Né de la scission des éditions Attila en 2012, Le Tripode propose depuis maintenant dix ans un catalogue unique en son genre; rien dans le monde de l’édition française ne ressemble à un livre du Tripode (pas même un autre livre du Tripode). La raison se trouve sans doute dans l’absence de ligne éditoriale, un état de fait pleinement assumé par le fondateur Frédéric Martin : « Chaque livre, pour moi, est un peu une mini-école; derrière chaque livre, il y a un auteur différent et derrière un auteur différent, il y a une expérience de vie et une leçon différentes à apprendre. Je publie des livres qui m’apprennent quelque chose de la vie; je ne réfléchis pas en termes commerciaux, je ne réfléchis pas en termes de cohérence éditoriale. »

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cette absence de ligne éditoriale ne signifie pas un manque de ligne directrice. Inspiré en premier lieu par le poète Francis Ponge, qui affirmait que « l’écriture, c’est le parti pris des choses et le compte tenu des mots », ce que cherche l’éditeur, c’est la justesse. Autrement dit, un langage en adéquation avec l’univers du livre : « Quand vous êtes très attentif au réel, vous cherchez le mot juste et du coup, ça peut ne pas être spectaculaire. Il y a des textes qui sont très bien écrits et qui m’ennuient parce que je ne les sens pas connectés à un Réel. Et à l’inverse, des auteurs qui ont une langue pas du tout spectaculaire et qui sont extrêmement justes », explique monsieur Martin.

Comme Antoine Tanguay des éditions Alto ici au Québec, qui se décrit comme un éditeur d’étonnant, Frédéric Martin considère que « la qualité première est de se laisser surprendre ». Il n’hésite d’ailleurs pas à parler d’ovnis à propos des livres qu’il publie. Non pas ovni au sens de bizarrerie élitiste, mais bien d’objet littéraire « qui ne ressemble à rien ». La nuance est importante, puisque les livres du Tripode sont à la portée de tous : « Je pense qu’en cela, je ressemble à plein de lecteurs. Quand vous rentrez dans une librairie, vous cherchez quelque chose qui va vous surprendre; vous ne cherchez pas à lire la copie conforme de ce que vous avez déjà lu. Donc moi, les ovnis, c’est plutôt ça : avoir le sentiment qu’un texte que je publie ne ressemble en rien à ce qui existe déjà. »

Et des livres qui ne ressemblent à rien, on en trouve au catalogue pour toutes les sensibilités; aucune littérature n’est en reste : le roman médiéval fantastique avec L’homme qui savait la langue des serpents (Prix étranger de l’imaginaire 2014); le tarantinesque slasher érotico-gore Dirty Sexy Valley; le reportage sociopolitique du Sillon de Valérie Manteau (prix Renaudot 2019); l’ensemble de la prose incandescente de Goliarda Sapienza; les romans ethnographiques de Bérengère Cournut, de même que les univers dystopiques de Crépuscules et Demi-ciel du Québécois Joël Casséus (finaliste au Prix des libraires du Québec).

Cette rentrée d’automne n’est pas non plus en reste, comme en font foi Jouissance, d’Ali Zamir, livre narrant sa propre histoire, témoin de toutes les dépravations de la comédie humaine, de même que le plus récent lauréat du prix littéraire du journal Le Monde, Attaquer la terre et le soleil, de Mathieu Belezi, roman solaire implacable et réflexion humaniste autour des violences de la colonisation de l’Algérie.

Sans oublier bien sûr les parutions en format de poche des Jardins statuaires de Jacques Abeille, du Démon de la colline aux loups de Dimitri Rouchon-Borie et du Grand art, roman longtemps inédit d’Alexandra David Néel, célèbre chanteuse, journaliste et exploratrice française. Trois livres phares dans la collection du Tripode et parfaits pour découvrir cette maison.

Je m’en voudrais également de passer sous silence un de mes coups de cœur de l’automne, Zizi Cabane (voir entrevue ici), titre intrigant s’il en est et magnifique roman aux accents animistes sur le deuil et l’absence, « mais sans cette dimension mélancolique à laquelle on associe ce terme ». Orphelins de leur mère et un peu de leur père rongé par la disparition de sa tendre moitié, Zizi et ses deux frères grandissent à la campagne, portés par leur imaginaire et leurs rêves, mais aussi par cette présence maternelle, jamais bien loin, qui se manifeste à travers le vent qui souffle dans leurs cheveux ou dans les tours et détours d’un ruisseau cherchant à faire son lit tout près de la maison familiale.

Bref, si vous appréciez les œuvres de langage fortes qui permettent « d’aller manger dans le réel, d’aller croquer dans les choses, de regarder les gens, de mieux les comprendre, de moins être emporté par la colère1 », les œuvres du Tripode sont à lire sans modération.

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Bérengère Cournut : Suivre son souffle

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1. Citation tirée du balado Varions les éditions en live, épisode 15, disponible sur podcast.ausha.co/vleel-varions-les-editions-en-live, à partir de la minute 15.

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