Partir de rien et ouvrir une librairie francophone en Acadie? Si l’entreprise pouvait sembler au départ un peu folle, elle a bel et bien vu le jour. Encore plus extraordinaire, elle célèbre cette année ses trente ans.

La librairie Pélagie à Shippagan figure parmi les premières librairies francophones indépendantes à s’être établie au Nouveau-Brunswick. Il fallait le faire! L’idée est venue de Julien Cormier, qui trouvait difficile de s’approvisionner en livres dans la région. Qu’à cela ne tienne, il créera sa propre librairie. Pour apprendre les ficelles du métier, il part à Montréal faire ses classes auprès d’Élisabeth Marchaudon à la librairie Hermès, une libraire d’expérience qui lui transmet généreusement tout son savoir. De retour chez lui, il a tout en main pour relever le défi, mais il est seul dans l’aventure et il y a beaucoup à faire. Lors d’une soirée entre amis, il fait la rencontre d’Isabelle Bonnin, qui arrive de France et vient tout juste d’émigrer au pays. Julien ne tardera pas à lui faire la grande demande, celle de bâtir avec lui cette librairie qui lui tient tant à cœur. Sans trop réfléchir et sans mesurer l’ampleur d’un tel projet, elle accepte. C’était parti pour trois décennies bien mouvementées.

Être libraires en Acadie
Nous rencontrons Julien et Isabelle au Salon international du livre de Québec où ils viennent chaque année rencontrer les représentants qui ne peuvent pas se déplacer jusque dans les provinces atlantiques, comme ils le font plusieurs fois par année au Québec. C’est dire le statut particulier d’une librairie en marge comme Pélagie, qui doit composer avec la distance et avec l’absence de loi 51 qui, au Québec, oblige les institutions (bibliothèques, écoles, structures gouvernementales, etc.) à s’approvisionner dans les librairies agréées de leur région administrative. En plus de l’éloignement qui exige plusieurs milliers de dollars en frais postaux chaque année. Si l’on remonte trente ans en arrière, où les systèmes n’étaient même pas informatisés, la démarche paraît encore plus inusitée. Pour l’ouverture de la librairie — « D’abord, Julien avait trouvé le local le plus caché à Shippagan, parce que c’était le moins cher », de se rappeler Isabelle —, Julien s’emploie donc à cocher des titres sur des listes de papier, mais le jour de la réception, ils se rendent compte que ce n’est pas du tout suffisant, que les tablettes sont à peine garnies. Ils doivent repasser une commande tout de suite. « La meilleure, c’est qu’on n’avait tellement pas d’argent au début qu’on n’avait pas de fax, ce qui fait que quand on avait fini nos commandes, je prenais les feuilles et j’allais dans le bureau de l’Association des pêcheurs acadiens parce que c’était un de nos amis qui était le directeur et il nous autorisait à aller faxer. Pour ça, je devais passer discrètement par leur salle de réunion. » Une étude de marché avait été préalablement faite auprès des institutions et les leçons apprises au contact de madame Marchaudon à Montréal ont permis aux propriétaires d’éviter la grande diffusion qui ne se consacre qu’aux plus gros vendeurs (comme le font les grandes surfaces par exemple) — pour l’anecdote, la feuille de jour qu’ils remplissent quotidiennement est encore aujourd’hui la copie de la feuille d’origine qu’utilisait Élisabeth Marchaudon. En effet, ils tiennent à s’annoncer dès le départ comme des libraires indépendants en possédant un inventaire de fonds conséquent. Ensuite, il ne reste plus qu’à se faire connaître et à instaurer le réflexe chez les citoyens de se rendre à la librairie, eux qui n’ont pas acquis l’habitude de visiter leur libraire de proximité. Mais ce n’est pas toujours facile, même après trente ans, d’installer un nouveau rituel dans la petite ville qui compte un peu moins de 3 000 habitants.


Shippagan : les libraires Jessica, Christine et Lucie

Il y en a eu du chemin parcouru depuis le début. « Moi, ma grande fierté, c’est de me dire que j’aurai passé plus de trente ans de ma vie, d’abord à redonner à la communauté qui m’a accueillie, mais aussi ensuite à faire en sorte qu’il y a deux générations qui sont nées avec une librairie dans leur univers », estime fièrement, et à juste titre, Isabelle. En 2007, ils étendent leur fief à Caraquet, où la librairie côtoie un café-boulangerie pour le plus grand plaisir de la population qui jalousait quelque peu leurs voisins de la ville de Shippagan qui, elle, avait sa librairie. « Pour rendre la chose cinématographique », Julien explique le contexte dans lequel les ultimes préparatifs avant l’ouverture ont eu lieu. « C’est juste avant Noël. Isabelle et moi sommes en train de faire les dernières petites choses à l’intérieur, il est rendu près d’une heure du matin et on ouvre le lendemain. Quand on sort dehors pour rentrer chez nous, il y a une belle petite neige qui tombe, on regarde notre vitrine et on se met à pleurer », raconte-t-il, l’émotion encore bien présente. C’est que bâtir une entreprise, c’est d’abord un rêve et tous les efforts pour y parvenir.

Puis en 2011 vient la librairie dans la ville de Bathurst, qui ne demandait elle aussi qu’à être desservie. Monsieur Cormier appelle son trio une multirégionale pour imager le territoire de ses librairies. « En fait, ça correspond bien à notre mission de rendre la littérature francophone accessible en Acadie », d’ajouter Isabelle. Les deux propriétaires sont d’accord pour dire que ça leur prendrait une deuxième vie pour ancrer encore plus loin leurs ports d’attache, par exemple à Dieppe ou à Moncton. C’est sans compter qu’ils ont aussi fondé un salon du livre qui en sera en octobre à sa 16e édition. Ils ont dû faire un travail colossal pour convaincre les éditeurs de venir jusqu’à eux. Mais rendre la lecture vivante au cœur de la communauté faisait aussi partie de leurs grands rêves à concrétiser.


Bathurst : la libraire Chantal et la bénévole Viviane

Pour assurer la suite
Dans chacune des librairies, une équipe de confiance tient le gouvernail. Que ce soit Lucie à Shippagan, Louise à Caraquet ou Chantal à Bathurst (qui est aidée quotidiennement par Viviane, une retraitée qui a fait de la librairie son lieu de bénévolat), elles ont su établir et maintenir un service à la clientèle qui donne le goût de revenir souvent. Pour les deux propriétaires, avoir de telles ressources est un trésor inestimable et on sent bien toute la reconnaissance qu’ils éprouvent pour leurs employés. Sans oublier tous les libraires qui gravitent autour, dont quelques-uns sont également des auteurs, comme Jonathan Roy qui en est à son deuxième recueil de poésie ou Jessica Brideau qui a publié son quatrième roman pour la jeunesse.

Avec trois librairies et un salon du livre à gérer, les deux complices regrettent de ne plus tellement être en mesure d’être sur le terrain avec les clients. Avec la charge de travail que représente l’administration depuis la création des succursales, « ce n’est plus tout à fait le même métier », explique Isabelle. Mais pour ce qui est de l’aventure, ils la retenteraient sans hésiter. « On ne cachera pas qu’on aimerait éventuellement passer le flambeau », dit Julien. Mais trouver des gens pour reprendre une librairie qui se trouve dans trois lieux différents, en plus de s’occuper d’un événement littéraire, n’est pas chose aisée, croient-ils. On peut effectivement dire, sans craindre de se tromper, que c’est un défi considérable, mais on peut aussi dire que c’est une occasion en or pour faire fleurir et grandir ce qu’on peut certainement appeler le fleuron littéraire de l’Acadie.

LIBRAIRIE PÉLAGIE

Shippagan
221, Boul. J.-D.-Gauthier
Shippagan, NB E8S 1N2
506 336-9777 / [email protected]

Caraquet
171, Boul. Saint-Pierre Ouest
Caraquet, NB E1W 1B7
506 726-9777 / [email protected]

Bathurst
14, Rue Douglas
Bathurst, NB E2A 7S6
506 547-9777 / [email protected]


Caraquet : les libraires Louise et Jonathan

Succursale de Shippagan

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