Angèle Delaunois : Audacieuse éditrice, intrépide Isatis

25
Publicité

On dit que l’Isatis a de l’audace. C’est que, depuis dix ans, cette maison d’édition pour la jeunesse repousse les limites des sujets ordinairement présentés aux enfants. Angèle Delaunois, auteure et éditrice, aborde ainsi le respect, la guerre, les allergies, le caca, les Amérindiens, la mort, l’ouverture culturelle, la poésie et bien plus encore!

À 20 ans, en 1968, alors qu’elle laisse derrière elle un travail de secrétaire dans une agence de voyages en France, Angèle Delaunois décide de venir s’installer au Canada. En plein mois de mars, elle ne connaît personne et n’est pas habillée chaudement. « Plusieurs m’ont dit que j’avais été courageuse. Je leur réponds que je n’ai pas eu du courage, j’ai eu de l’inconscience! », rit-elle. Ainsi, celle qui provenait d’un milieu modeste de la région parisienne ne pouvait prévoir son ascension dans le milieu du livre québécois. C’est lorsqu’elle s’implique activement en dirigeant les dossiers « Jouets » et « Livres » de la revue Protégez-vous qu’elle entrouvre la porte de ce milieu. « Au fur et à mesure que je lisais les livres des autres, je me disais “Oh que ce serait chouette de faire ça!” ». Comme il y avait très peu de documentaires pour jeunes à l’époque, elle a planifié un projet sur les oiseaux de chez nous, que les éditions Héritage ont accepté de publier. « J’ai dû les baratiner très bien puisqu’ils m’ont dit oui et m’ont donné une avance importante », s’esclaffe-t-elle encore. Mais Pierre Gingras, journaliste de La Presse, a démoli la première version de son livre : « J’ai alors réalisé que ce n’était pas si simple que ça de faire un documentaire ». Humble, elle a donc fait une deuxième édition, revue par un nouveau spécialiste : ce fut un succès. La voilà, elle était lancée.

Parcours d’une passionnée
C’est au côté des deux pionnières du livre jeunesse au Québec, Henriette Major et Cécile Gagnon, qu’elle travaillera ensuite, chez Héritage. Elle y fondera notamment l’émérite collection « Échos », dont le dernier livre publié est le sien : Variations sur un même « t’aime ». Cette année-là, l’auteure subit plusieurs traitements et chirurgies pour vaincre le cancer du sein : « Il y a toujours un bon côté aux choses. Pour preuve, la dernière journée de ma thérapie, je reçois un coup de fil me disant que mon livre venait de remporter un GG! »

En 2002, Stéphane Jorisch, directeur de collection de la maison Les 400 coups, l’approche, lui proposant un projet dont le but est d’expliquer le système digestif aux enfants : « On a déjà le titre, lui a-t-il mentionné, Le grand voyage de monsieur Caca! ». « Pas sûr que ça me tente… », s’est alors dit une Angèle Delaunois incertaine qui, finalement, n’a pas regretté de s’être lancée à pieds joints dans le projet. Titre phare qui fait toujours autant fureur auprès des jeunes, Le grand voyage de monsieur Caca a même engendré des petits : Le nouveau voyage de monsieur Caca, Cacas et compagnie et, plus récemment, Le grand voyage de monsieur Papier et L’épopée de dame Crotte de nez. Notez que pour Le nouveau voyage de monsieur Caca, l’auteure est allée jusqu’à visiter les égouts, question de bien saisir le long voyage effectué!

Son aventure se poursuit chez Pierre Tisseyre, qu’elle quittera à l’âge de la retraite, moment où, plutôt que de jouir d’un congé bien mérité, elle décide de fonder Isatis. Nous sommes alors en 2004.

Les idées d’abord
Que signifie Isatis? « Nous cherchions un nom intrigant, musical, original qui forcerait les gens à demander “C’est quoi un isatis?” Et puis, c’est un fort joli animal nordique qui change de pelage en hiver et devient tout blanc alors que l’été, il est bleu-gris. Ce changement reflète bien notre ligne éditoriale : éditer des livres à plusieurs niveaux, qui peuvent avoir plusieurs significations et qui forcent le lecteur à se poser des questions. »

Effectivement, le catalogue de l’Isatis pousse les jeunes à aller au-devant de ce qui est présenté, à enrichir, voire à renouveler leur regard sur le monde. « Avoir ma maison m’a permis de faire des choses que je n’aurais pas pu faire ailleurs, telles que des livres engagés pour les jeunes. Plusieurs éditeurs sont frileux par rapport à cette idée puisque ce n’est pas facile de faire dans l’édition engagée. Il faut y aller avec des pincettes, doucement, avec circonspection ». Par exemple, mentionnonsle Journal de guerre d’Émilio, album signé André Jacob et Christine Delezenne, qui raconte la triste, l’horrible histoire d’un jeune qui, à 13 ans, s’est fait enlever dans son village pour devenir un enfant soldat.

Mais il y a aussi des histoires qui suscitent le sourire dans son catalogue, ne vous méprenez pas! La collection « Clin d’œil » est « une façon de montrer le quotidien sous une forme poétique », comme le prouvent notamment deux ouvrages signés Delaunois : Une orange, illustré par Philippe Béha, ou encore le très lucide Les mots magiques, illustré par Manon Gauthier, qui ne parle pas seulement du « merci », mais aussi du « adieu ». Avec « Argo », « Korrigan » et « Tourne-Pierre », Isatis explore les mythes et légendes du monde ou offre des albums ancrés dans le quotidien des jeunes d’ici. Quant à « Ombilic », il s’agit d’une collection de documentaires humoristiques sur la santé, révisée par des professionnels, destinée aux 4 à 8 ans (Envie de pipi; Grand méchant rhume; Pourquoi des lunettes?; Bleus, bosses et bobos; etc.).

Soulignons spécialement la collection « Bonjour l’histoire », qui rend hommage aux grands personnages qui ont contribué à l’essor de ce qu’est aujourd’hui le Canada : « Je trouve que l’histoire est tellement peu enseignée ici et il me semble pourtant nécessaire de savoir de qui nous sommes les héritiers, qui sont ces gens venus au Canada travailler dur, dans des conditions horribles. »

Mais si Angèle Delaunois est une auteure devenue éditrice, elle n’a pas pour autant cessé de publier chez les autres maisons d’édition – pratique, précisons-le, très fréquente dans le milieu de la littérature jeunesse. Mais pourquoi publier chez d’autres éditeurs plutôt que chez soi? « Simple, répond-elle. Parce que je suis une touche-à-tout et que j’écris pour tous les âges et en explorant tous les genres. Chez Isatis, nous ne publions pas de romans. C’est une décision que j’ai prise dès le début, préférant explorer des créneaux différents. Et puis, comme auteure, j’ai besoin d’un regard critique sur ce que j’écris et mes collègues me le retournent. J’aime ça et ça me fait progresser. Chacun d’entre eux m’a aidée à grandir. »

Angèle Delaunois le prouve par ses choix, valorisant notamment les livres de fonds, plutôt que des livres qui démarrent rapidement : « Mettre quelque chose de spécial sur le marché, c’est ça qui m’intéresse ». Jusqu’à tout récemment, elle repoussait l’idée de faire des albums cartonnés, imprimés à l’autre bout du monde. Le coût idéologique et écologique n’entrait pas dans ses valeurs personnelles. Mais, depuis un an, et à sa suggestion, plusieurs éditeurs groupent leurs impressions et font imprimer leurs livres ensemble, réduisant ainsi sensiblement les coûts. Il est donc possible dorénavant de faire des albums aux couvertures cartonnées au Canada, à un prix concurrentiel. « Il faut le dire et le répéter. On vit ici, donc on fait travailler les gens d’ici. »

Et que conseille-t-elle aux enseignants – comme aux parents – pour choisir les livres pour les enfants? « Soyez exigeants : choisissez l’audace! »

Publicité