Difficile, inaccessible, élitiste, plate, qui ne sert à rien. La poésie a une réputation lourde qui la précède. Quiconque s’en approche découvre pourtant une littérature variée, vivante, décoincée, revendicatrice. Il faut savoir qu’il y a autant de poésies qu’il y a d’auteurs et que le genre, qui connaît une croissance extraordinaire au Québec depuis une dizaine d’années, est aujourd’hui très loin des formules calculées, des vers comptés qui peuplent encore notre esprit collectif. Excursion au cœur des scènes qui voient naître des hordes de poètes, avec Erika Soucy, Frank Poule, Jocelyn Thouin et Stéphanie Roussel.

Off-Festival de poésie de Trois-Rivières | Trois-Rivières 
Erika Soucy, bien connue comme poète et romancière, est également cofondatrice et directrice artistique du Off-Festival de poésie de Trois-Rivières qui sévit maintenant depuis onze ans. Né en réponse au Festival international de poésie de Trois-Rivières, le Off offre une programmation frontale, voire punk, qui fait la belle part à la poésie éclatée, expérimentale. « Ma motivation était que j’étais passionnée de poésie, j’écrivais, mais comme je n’étais pas publiée, je n’avais pas le droit d’aller lire au micro ouvert du Zénob. Le Off, c’est une réponse à une absence de micros ouverts pour la relève, c’est le désir de donner une vraie scène à ces auteurs. Aujourd’hui, on existe parce qu’on est une entité, que le public suit, parce qu’il y a un désir de ça. On veut pas s’acharner, au point de vue de la pertinence, c’est pour ça qu’on essaye de se renouveler. »

Le pari est relevé avec brio année après année alors que le festival a, entre autres, offert aux curieux un gala de lutte poétique, du burlesque, du théâtre nu en plein air, de l’art performance avec tout ce que ça comporte de déstabilisant, des flops, quelques salles vides, mais toujours des paroles vivantes qui sont celles des poètes d’aujourd’hui qu’on lit et célèbre. « Notre plus grande fierté, c’est d’avoir été un tremplin pour les auteurs. Je pense à François Rioux, Stéphane Larue, Alexandre Dostie, Vickie Gendreau. Ces auteurs-là ont reconnu la pertinence de notre existence et ont voulu y participer. Ça, c’est ma paye. »

Et puis, penser un tel événement, c’est aussi le plaisir des découvertes. Torturée à n’en choisir qu’une seule, Erika a choisi de mettre de l’avant Mélanie Jannard qu’elle a vu monter sur ses planches pour la première fois en 2014. « C’est quelqu’un de profondément vrai et sincère, y a pas de bullshit. Elle prend ce qu’elle a de mieux et elle le fait briller. Elle est très conséquente, j’ai hâte de voir comment ça va évoluer, sa démarche d’écriture. Elle travaille la prose, mais pas dans l’oralité. Elle réussit quelque chose de fucking tough à faire. En fait, c’est de la chronique poétique qui est extrêmement juste. Il y a quelque chose de précis, de délicat dans toutes ses références pop. J’ai beaucoup d’admiration pour ça. J’adore un auteur qui va m’impressionner dans quelque chose que je ne suis pas capable de faire. C’est ce que je cherche dans mon expérience de lecture. Et pis sur scène, c’est une très bonne lectrice. »

 

MICRO Joliette | Joliette 
Jocelyn Thouin remporte en 2014 la coupe de slam de l’Association Québec-France. Il s’envole pour Vernou-la-Celle-sur-Seine et vit, un samedi soir d’octobre, une épiphanie dans un village de 2500 habitants où la salle est bondée de centaines de personnes réunies pour écouter quatre à cinq heures de poésie! Il faut ramener la formule au Québec, c’est l’urgence, c’est la prémisse du Mouvement indépendant des créateurs pour le rayonnement de l’oralité, le MICRO Joliette.

Chaque mois, littéraires, slameurs, poètes et performeurs sont réunis en région pour faire la fête à la parole. « Je n’essaie pas de définir ce qu’est la poésie, ça ne m’intéresse pas de jouer dans ce jeu-là. Pour moi, s’exprimer devant un public, c’est quelque chose d’essentiel, de très humain, de libérateur, et fondateur de notre vie en société. Peu importe ta manière de l’amener, moi je suis prêt à l’entendre. »

La formule est simple, conviviale et répandue au Québec. En première partie, des invités dont la démarche est plus étoffée. En seconde, un micro ouvert, pour laisser la place à tout le monde. Questionné sur la vitalité et le succès de sa scène et des événements littéraires organisés par Bouc productions dans la même région, Jocelyn s’exclame joyeusement : « On touche à quelque chose que la télé, que Netflix, n’aura jamais : l’oralité, la transmission d’une personne à une autre. Tu vis un moment. Dans ce que je cherche, ce qui m’intéresse, j’ai besoin d’entendre la voix du poète. Son œuvre devient complète comme ça. J’aime que ce soit incarné. C’est un peu comme lire une pièce de théâtre versus la voir. […] La qualité de l’écoute, la folie dans la place, tout le monde a envie d’exploser après chaque texte. C’est une énergie particulière à la poésie. C’est important de s’asseoir et d’écouter. Les meilleurs musiciens ont vu autant de shows qu’ils en ont fait. J’aime la communauté autour de ça, peu importe le nom qu’on lui donne, le type de scène. J’aime quand c’est ouvert. »

L’auteur découvert au fil des rencontres? Fred Généreux et Marc-André Poisson pour la force de leurs textes, leur façon de se présenter sur scène, leur cheminement pour arriver à la poésie, leur polyvalence toute regroupée dans le recueil Grunge.

 

OPEN MIC : scène libre d’une poésie sans nom | Montréal 
Depuis 2016, Stéphanie Roussel parcourt les routes du Québec afin de capter l’énergie propre aux micros ouverts. Montréal, Joliette, Lavaltrie, Trois-Rivières, Sherbrooke, Saint-Camille, Québec… Les tournages se poursuivent en région cet automne alors que la parution du documentaire est prévue pour 2018.

« Ce sont des scènes qui sont de l’oralité, portées par des amateurs et des pros qui n’ont pas de visibilité journalistique ou critique et qui méritent d’être vus. On a souvent l’impression que la Nuit de la poésie de 1970 c’était un micro ouvert, alors que ce n’était pas quelque chose de libre. C’est une anthologie filmée, le pacing était prévu au quart de tour. On a un peu bâti une mythologie de cet événement. Nous (avec Alexandre Turgeon Dalpé) voulons mettre une lumière sur ce qui semble émerger dans la vie littéraire québécoise depuis les années 2000. Il est important de filmer le plus de communautés possible. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les gens écrivent : créer un dialogue, faire partie d’une communauté littéraire, de l’histoire. C’est important de montrer que ce n’est pas toujours les mêmes raisons qui font que les gens sont portés à lire ou écrire de la poésie. »

2010 marque un certain retour de la poésie dans l’espace public avec Expozine, déjà bien implanté, tout comme les maisons d’édition Mémoire d’encrier, Fond’tonne et La tournure, qui se positionnent en réponse à la multitude de nouvelles réalités qui ne correspondent pas aux institutions poétiques. « Le récit de la littérature est multiplié par d’autres voix, des multiplicités; il n’est pas figé. La poésie est plusieurs. On entend souvent dire que la littérature est en “déclin”; je pense que le silence qui s’est fait autour d’un imaginaire dominant nous a permis d’entendre ce qui se faisait déjà au-delà de celui-ci depuis longtemps. Ces gens ont pu prendre une place, comme ils étaient moins étouffés dans une culture dominante. […] L’apparition des nouvelles technologies et des réseaux sociaux fait également qu’on peut développer une carrière à l’extérieur des canaux traditionnels de validation. Il y a multiplication des modes de publication. La poésie est sur Internet, dans les bars, dans les parcs. »

À savoir quelle est la plume qu’elle a découverte sur ces scènes, Stéphanie répond, déchirée : Baron Marc-André Lévesque. C’était en 2012. À l’époque, il récitait ses poèmes par cœur. C’est grâce à lui que j‘ai découvert ces scènes-là. J’ai aussi découvert une sensibilité sœur. Une amitié est née de cette rencontre et c’est lui qui m’a traînée de manière mensuelle sur différentes scènes. Avec Toutou Tango, il pousse encore plus loin dans son œuvre l’oralité. On sent son désir de transmettre la scène sur papier, de jouer avec le public autant qu’avec le lecteur. Pour moi, c’est un poète qui représente à la fois la scène slam et la scène poétique.

 

LE SLAM DU TREMPLIN | Sherbrooke 
Après des années d’errance avec Les zones d’exclamation publiques, Frank Poule décide de s’atteler à la création d’un rendez-vous mensuel poétique en 2007. Concentrer les forces, rallier le public autour d’une même scène punk, rebelle, ouverte, telle est la mission.

Poésie ou slam? Le nom de la scène peut porter à confusion et le premier intéressé se plaît à jouer dans les zones grises. « Pour moi, c’est pas une forme ou un style. Le slam, c’est un contexte. Les contraintes amènent une forme ou des formes, mais pour moi, la poésie a tout le temps été au cœur de notre démarche, au cœur de notre langage, et je n’en fais pas la distinction. »

Ce flou se niche jusque dans les règles mêmes de la scène qui sont celles du slam. « Notre scène a un système de vote emprunté au slam : il y a un jury et des notes, c’est un important ego crusher. La rétroaction, c’est pas fait pour tout le monde, mais il y a quelque chose qui tient de la farce, ça a jamais été sérieux, c’est un jeu. Même si le contenu est primordial, crucial, vénéré, faut aussi s’amuser. »

Une scène qui n’est pas faite pour tous les poètes et qui – est-ce un fait géographique? – emprunte beaucoup aux scènes poétiques anglophones qui aiment jouer, faire des pieds de nez et ont un humour mordant dans leur rapport à la poésie. « J’ai toujours tripé sur le slam américain, parce qu’au lieu d’avoir des trophées, ils ont des poulets en plastique. C’est ce carnavalesque-là qui m’allume. »

De la folie, oui, mais ça prend beaucoup de sérieux pour bien réussir son carnaval. « Le Slam du Tremplin, c’est le cœur de notre milieu littéraire. Ici comme partout en Estrie, si je veux découvrir des voix, rencontrer des auteurs, ça va se passer dans des micros ouverts. Peu importe où je vais, il y a une soirée de poésie où je peux me lier avec du monde. Aujourd’hui, tous ces gens qui étaient dans la marge sont ceux qui portent la littérature nouvelle. Dans le milieu du roman, on le voit moins, ils sortent de l’ombre une fois les ouvrages publiés, alors que nous, on voit évoluer les auteurs. Ceux qui continuent à faire de la poésie aujourd’hui sont ceux qui préservent le cœur de la communauté littéraire. Pour moi, y a pas de communauté littéraire si t’as pas cette gang-là, peu importe les âges; c’est le liant. J’ai l’impression que si t’avais pas ça, le milieu littéraire serait une gang de monde isolé. Les poètes sont porteurs de la littérature à la face du monde. »

Parlant de monde, le poète que Frank a choisi de mettre de l’avant, il l’a rencontré en 2005, lors de la grève étudiante. « Dany Plourde. Le premier auteur que j’me suis dit : “Câlisse, j’aurais dû écrire ça!” C’est comme si je l’avais écrit. »

Pour la suite, Frank souhaite à la poésie de « gagner des oreilles, des yeux, tout en n’oubliant pas de ne pas se prendre pour un prince, un seigneur. Il ne faut pas la glorifier, il faut la garder accessible, garder son attitude de combattante, continuer à briser des murs ».

 

La poésie est vivante, multiple. Ces scènes offrent une chance sans égal, celle de voir naître des créateurs, d’assister à l’évolution d’une œuvre en devenir. En poésie, la publication est un moyen et non une finalité. Soyez donc curieux, allez à sa rencontre dans les livres comme dans la rue. Comme le dit Jocelyn Thouin, « la poésie contemporaine est celle qui s’écrit aujourd’hui, qui, sans utiliser un langage de rue, vient nous chercher. Il y a de la poésie qui reste contemporaine à travers les époques. Je pense que quand tu touches l’universel à travers le personnel, tu restes toujours contemporain ».

 

Photo d’Erika Soucy : © Atwood Photographie
Photo de Jocelyn Thouin : © Normand Laporte Photographie
Photo de Stéphanie Roussel : © Alexandre Turgeon Dalpé
Photo de Frank Poule : © Marianne Deschênes

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