Le sang des innocents

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Commençons par dire ce qu'on dit de moins en moins souvent ici : la guerre est sale, toujours sale, laide, répugnante. Depuis qu'on a inventé la guerre télé, la virtuelle, la chirurgicale, depuis les satellites, depuis que les soldats ne voient plus les ennemis, on a oublié que la guerre peint de sang la terre, mais aussi d'enfants démembrés et de combattants éventrés. Non plus par un sabre brandi par un bras humain mais par des billes de métal crachées par une bombe qui ne voit ni ne sent la destruction qu'elle produit. Pas plus que le pilote de l'avion furtif qui l'a larguée d'une altitude de 10,000 mètres et qui est déjà 100 kilomètres plus loin quand la mort se multiplie par mille billes d'acier qui ne font pas la différence entre la molle chair et le béton.

Parlons d’abord de la saleté, de l’odeur du sang coagulé, des membres épars et des cervelles éclatées qui pourrissent au soleil. Pour mieux en parler lisons La Peau, de Malaparte. Oublions l’horreur insoutenable, mais tolérée, et consolons-nous avec le cliché de la vie qui continue. Dans la guerre, il n’y a pas de consolation. Pensons maintenant à toutes ces petites vies ordinaires comme les nôtres qui basculent dans l’absurde et dans l’héroïque travail de survivre à cause de la guerre. Comme celle de l’héroïne de Elsa Morante dans La Storia. La guerre ne demande aux soldats que de violer ou tuer. Aux civils qui font la majorité des morts et des estropiés, la guerre demande de se surpasser. Elle leur demande de se transformer en soldats de la vie. Quelle ironie ! Les civils sont toujours supérieurs aux soldats. Désarmés, ils font la guerre à la guerre.

Demeurons dans la quotidienne et maintenant banale horreur de la guerre dont il ne faut surtout pas oublier qu’elle est essentiellement le meurtre de l’humain par l’humain. Pas le geste fou d’un désaxé de cinéma, un Hannibal multiple, mais celui d’un voisin, d’un ami, d’un frère qui collectionne dans un pays lointain les mêmes timbres et regarde les mêmes émissions de télévision que sa future victime. L’assassin, le guerrier et sa victime mangent peut-être les mêmes plats de haricots, portent les mêmes vêtements, chantent les mêmes chansons. Et voilà qu’on dit qu’il faut faire la guerre. Le voisin obéit et il tue. Dans L’honneur du guerrier, de Michaël Ignatieff, on trouve une piste d’explication, ce qu’il appelle le « narcissisme de la petite différence », la sublimation de ce petit rien qui nous transforme en étranger, puis en ennemi et finalement en assassin de notre ancien semblable.

Voilà ce qui est survenu au Rwanda et que décrivent calmement des survivants et des survivantes du génocide dans le beau livre de Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Nul embellissement de la part de l’auteur, juste la transmission fidèle et respectueuse de l’horreur vécue au quotidien dans des mots si simples qu’ils amplifient l’aberration et la déshumanisation.

Mais dans les guerres, les individus, qu’ils soient les combattants les plus aguerris ou les meurtriers les plus dévoyés et barbares, ne sont finalement que de pâles marionnettes. Au mieux, des mercenaires qui suivent un chèque de paye, au pire des enfants, orphelins désœuvrés à qui un chef de guerre offre dignité et existence sous la forme d’un vague uniforme et d’une précise Kalachnikov : c’est l’horrible tragédie africaine que raconte Kourouma dans Allah n’est pas obligé, celle des enfants-soldats du Sierra Leone et du Liberia. Dans cette Afrique en proie à la spoliation la plus simple et la plus outrageante tellement elle relève du grand banditisme plutôt que de la politique, même les chefs de guerre et souvent les présidents sont aussi des pantins en particulier dans l’Afrique sous influence française. Pantins munis de millions dans des comptes suisses, mais pantins quand même, soigneusement manipulés par les services spéciaux français qui agissent main dans la main avec la grande pétrolière Elf-Fina-Total. François-Xavier Verschave traqua patiemment pendant des années ces criminels qui ont des bureaux à l’Élysée ou sur l’avenue des Champs-Élysées. Noir silence, qui décrit ce banditisme corporo-étatique, est une formidable somme de renseignements, une effrayante mise en accusation encore irréfutée malgré de nombreux procès. Par rapport à cette réalité, Le Parrain, de Mario Puzo, semble être un roman pour adolescents.

Plus grave encore, plus scandaleux est le comportement d’un pays omniprésent qui régimente toute la planète comme si elle lui appartenait. Nous parlons ici bien sûr des États-Unis, qui découvrent aujourd’hui l’incertitude et la fragilité parce qu’ils ont exercé trop de puissance. Ils font maintenant appel au droit international après l’avoir systématiquement nié. Dans De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Noam Chomsky dresse un réquisitoire vitriolique contre l’unilatéralisme américain. Ce n’est pas tomber dans l’anti-américanisme primaire que de regarder froidement l’histoire moderne et de tout simplement constater des faits indéniables. Chomsky prouve limpidement que les États-Unis n’ont jamais cru que le droit international, le droit des faibles, pouvait leur être imposé. Ils ne s’en cachent pas puisqu’en deux occasions ils ont voté au Conseil de sécurité contre une résolution qui enjoignait les membres de l’organisation à respecter le droit international. Depuis le milieu du 19e siècle, rappelle l’intellectuel américain, c’est Washington qui, parmi toutes les capitales, a conduit le plus de guerres, d’agressions, et fomenté le plus de coups d’État : Mexique, Haïti, Philippines, Nicaragua, Guatemala, Salvador, Cuba, Vietnam, République dominicaine, Grenade, Panama, Irak, Somalie, Kosovo. C’est d’ailleurs un de ces faiseurs de guerre, le secrétaire d’État George Schultz qui, cité dans ce livre, vient le mieux étayer la thèse de Chomsky ; il condamnait ceux qui préconisent l’usage de « moyens utopiques ou légalistes » – tels que médiations extérieures, Nations Unies et Cour internationale – en négligeant le facteur puissance de l’équation.

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