L’œil et la serrure: censure et cinéma au Québec

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En avril dernier, marchant dans les pas des États-Unis, le gouvernement Harper annonçait qu'il ne serait plus permis de filmer les cercueils rapatriés de soldats tombés en Afghanistan. Nous retrouvions alors, par le biais des sentiers de la guerre, une situation similaire à celle qui engendra la propagande moderne. Dès 1913, sentant déjà l'odeur de la poudre, de simples fictions étaient refusées dans la Belle Province de Sa Majesté George V parce qu'elles montraient des scènes de combat ou exhibaient le drapeau américain.

Coupures à l’aveugle

Le 4 mars 1913, le Bureau de la censure des vues animées naît au Québec. En un an, les trois notables qui le composent s’inventent le temps d’examiner et d’évaluer 9 853 films. De ce nombre, ils en refusent 361 pour des motifs allant de l’«usage des armes à feu» à la «mise en scène des mystères de la Passion». L’auteure Nicole M. Boisvert, qui a tout fait dans les milieux du cinéma et de la télévision, et l’historien Telesforo Tajuelo, de la Régie du cinéma, racontent les moments forts de cette triste histoire dans La Saga des interdits, de The Birth of a Nation de D. W. Griffith à Deep Throat en passant par la retouche au pinceau du pagne de Johnny Weissmuller sur les affiches de Tarzan. Que penser, enfin, de l’intervention de Maurice Duplessis sur Les Enfants du paradis de Marcel Carné, qui accablera vingt ans durant («Thèse immorale et inacceptable […] glorifiant l’amour libre») le chef-d’œuvre?

Six mille films ont été refusés aux pupilles des Québécois jusqu’à la fin du Bureau, en 1967. D’autres ont plutôt été retouchés de manière parfois loufoque, voire amputés. Complet, généreux et raisonné, le Dictionnaire de la censure au Québec est la somme à consulter sur le sujet. Deux littéraires, le professeur Pierre Hébert de l’Université de Sherbrooke et le chercheur Kenneth Landry en ont assuré la direction avec l’historien du cinéma Yves Lever. Trois cents articles, consacrés aux films et aux livres interdits ou interrompus, composent cette encyclopédie. On retrouve parmi ceux-ci des textes sur des personnalités comme André Guérin, dernier président du Bureau de la censure, qui cumulera cette fonction à la direction de l’Office du film du Québec. Ce jeune intellectuel parviendra, après quelques interdictions, à agir comme un défenseur de la liberté d’expression jusqu’au remplacement définitif du Bureau par la Régie du cinéma. Des articles plus généraux, portant sur des organismes culturels et politiques importants comme l’Institut Canadien ou des thèmes comme le droit d’auteur, y figurent également.

Vues animées

Dans le mot de «Cinématographe», il y a du «mouvement» et de l’«écriture»: ce n’est pas moi, mais le Petit Robert qui le dit. Impossible de tout saisir, encore moins de l’écrire. Vingt ans ont passé depuis la première version du Dictionnaire du cinéma québécois de Michel Coulombe et Marcel Jean (Boréal, 44,95$). En voici, encore toute chaude sortie des presses, la nouvelle mouture. En plus de nouvelles entrées, les notices déjà existantes ont été mises à jour jusqu’aux premiers mois de 2006. L’œuvre consacre près de 800 articles au cinéma québécois et à ses artisans directs, des acteurs aux monteurs.. En complément, on peut se fier à La Chronologie du cinéma au Québec d’Yves Lever et Pierre Pageau. Tous deux retraités du Cégep Ahuntsic, ces deux spécialistes ont réalisé un outil agréable et rapide à consulter. Kinematoscope, Mutoscope et autres variantes plus ou moins raffinées de lanternes magiques ou de Flip Books mécanisés éreintent déjà les pupilles à l’époque où le cinéma se développe. En 1896, deux jours avant New York, Louis Minier et Louis Pupier offrent au café-concert Palace, boulevard Saint-Laurent, une séance de projection à l’aide du Cinématographe des frères Lumière. Un public trié sur le volet découvre Une charge de cavalerie et autres vues animées: c’est le premier tour de manivelle d’un art dont la popularité s’enflamme. En 1907, Mgr Bruchési, archevêque de Montréal, interdira à ses ouailles de fréquenter les cinémas le dimanche, qui est, du reste, le seul jour de repos des ouvriers. Pour contourner la menace, Ernest Ouimet, démiurge de notre cinéma, se fera vendeur de friandises, invitant les acheteurs à les manger gratuitement dans son Ouimetoscope. De ces temps héroïques à l’année 2004, la Chronologie s’impose comme un guide incontournable.

Dans Le Déclin de l’empire hollywoodien (VLB éditeur, 17,95$), Hervé Fisher comparait la pellicule 35 mm à la voie romaine. Le développement de la technologie numérique, moins coûteuse et plus maniable, aurait déjà ébranlé la chaîne qui permet à Hollywood d’imposer ses films. Nous voici au temps des invasions barbares. Longtemps paradis du ciseau et du bâillon, le Québec se signale en même temps pour sa liberté d’expression et le renouveau de son cinéma populaire. À ce titre, que l’exercice cynique de Denys Arcand ait remporté, en 2004, l’Oscar du meilleur film étranger, est savoureusement ironique.

Bibliographie :
La Saga des interdits. La censure cinématographique au Québec, Nicole M. Boisvert et Telesforo Tajuelo, Libre Expression, 350p., 29,95$ 
Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry (dir.), Fides, 716p., 54,95$
Chronologie du cinéma au Québec, Yves Lever et Pierre Pageau, Les 400 coups, coll. Cinéma, 269 p., 24,95$

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