Georges Brassens: Portrait de l’artiste en mauvaise herbe

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Il y aura bientôt trente ans que Georges Brassens nous quittait. Parti conter fleurette aux belles âmes des damnées, il nous laissait en héritage un des plus beaux et des plus fournis florilèges de la chanson française. Pour lui montrer toute notre reconnaissance à l'égard de ce legs inestimable, il faudra désormais remercier le tandem composé de la journaliste Clémentine Deroudille et du bédéiste Joann Sfar.

Dans un splendide album qui contient l’essentiel de l’exposition consacrée à Brassens et qui se déroule jusqu’au 21 août (dépêchez-vous, bande de veinards!) à la Cité de la musique, sise à Paris, le duo délivre un portrait du chanteur qui n’a absolument rien d’un lourd monument aux morts orné de fleurs en pierre. Non, c’est un Brassens tout vibrant qu’on nous présente, un Brassens mis en lumière par un regard neuf, un regard porté à l’évidence par des passionnés qui ont su trouver la bonne formule afin de mélanger le didactique et le ludique.

Tâche difficile que celle de dévoiler une image inédite de ce personnage déjà légendaire, «personnalité si populaire, mais si volontairement peu spectaculaire». Pour les uns, c’est le chanteur à la voix monocorde éructant des vocables obsolètes et débitant des propos salaces, soutenus par une musique, répétitive et sans imagination. Pour les autres, c’est le centre (ou l’ailier, selon le point de vue) de la ligne de frappe de la chanson française, complétée par Jacques Brel et Léo Ferré. Enfin, bref, c’est un peu comme si tout le monde avait son idée toute faite sur Georges Brassens, que la chose était à jamais entendue et bien rangée sur une tablette de l’imaginaire collectif.

Pourtant, Deroudille et Sfar réussissent avec brio à bousculer cette image un peu trop pépère que nous nous faisons du tonton Georges, tout en se distinguant haut la main parmi le cortège de rééditions, de nouveaux témoignages et l’inévitable convoi de tout et de n’importe quoi qui accompagne toute commémoration relative à une personnalité de cet acabit.

Vive le Brassens libre!
Le titre, si simple et si agréablement bien choisi de cet ouvrage publié chez Dargaud, nous invite d’emblée à la découverte d’un Brassens qui, finalement, aura vécu à sa manière, sans trop d’entraves, évitant avec une certaine sagesse l’embrigadement idéologique autant que les contingences étouffantes de la célébrité. Une manière d’être en parfaite cohésion avec la morale phare de cet indécrottable anarcho-individualiste, morale qui, au lieu de nous commander d’aimer notre prochain, nous recommanderait plutôt de voir à ne pas trop l’emmerder.

Il nous est donc donné de suivre, sous la plume de Clémentine Deroudille, le parcours foisonnant et atypique de Georges Brassens, depuis sa prime enfance sétoise, bercée par une mère dévote d’origine napolitaine et un père maçon libre penseur, jusqu’au sommet de sa renommée. Nous devenons, au fil de la lecture, les témoins privilégiés des années d’éclosion de ce génie de la chanson française: ses années d’école où, jeune admirateur de Charles Trenet et occupé à faire le cancre au fond de la classe, il découvrit Baudelaire grâce à un professeur qui allait devenir un de ses grands amis, ainsi que ses années de formation de «libertaire autodidacte», à l’abri des champs d’horreur de la Seconde Guerre mondiale. En somme, une vie où se dévoile, sous un vernis de modestie parfois radicale, un individu à part, iconoclaste en diable, ainsi que l’inventaire de ce qui composait l’essentiel de son univers singulier, c’est-à-dire les poètes, la musique, la philosophie, les femmes et les amis.

Tout ce qui passe dans le fil de l’écriture de Deroudille met en lumière ce qui fait de l’œuvre de Brassens quelque chose d’unique autant qu’éternel et universel. Les documents photographiques ainsi que les extraits de journaux intimes, les correspondances et les bouts de chansons en chantier, en plus d’ajouter un bel effet graphique à l’ensemble de l’album, appuient à merveille le propos de l’auteure. Le tout, entrecoupé par les interventions lumineuses autant qu’insolentes d’un Joann Sfar qui se montre ici brillants et à la hauteur de l’indubitable et manifeste admiration qu’il exprime à l’endroit de Georges Brassens.

Faut pas croire les journaux. Brassens, il n’est pas mort, mes petits.
À l’instar de ce qu’il avait fait pour Serge Gainsbourg il n’y a pas si longtemps, Joann Sfar s’immisce dans l’univers de Brassens à sa manière, avec quelque chose d’irrévérencieux qui rend, paradoxalement, un hommage immense et sincère au travail du gorille. Le volet BD de l’album Brassens ou la liberté nous entraîne dans une sarabande farfelue en compagnie des deux enfants de ce même Sfar. Ces derniers se donnent pour mission de faciliter la tâche à leur flemmard de paternel qui s’est vu confier la réalisation du projet d’une exposition sur Georges Brassens. Par une drôle de circonstance, ils se voient emberlificotés dans un continuum spatio-temporel, digne d’un fabuliste surréaliste, à la poursuite de Georges Brassens qu’ils croiseront, toujours en vie, jusqu’au Japon et ailleurs. L’ensemble de la contribution de Sfar met en relief, outre son appréciation personnelle que son insolente fantaisie illustre à merveille, tout l’aspect libertaire et fantaisiste qui anime avec incandescence l’esprit et les chansons de Georges Brassens.

Ce même hommage se poursuit dans une publication complémentaire au précédent album. Un beau livre, édité par la maison Gallimard et intitulé Brassens. Chansons illustrées par Joann Sfar. Bien entendu, comme il s’agit de ses chansons, on ne retrouve pas dans cet ouvrage les magnifiques textes écrits par d’autres plumes = et que Brassens a brillamment mis en musique: les textes d’Aragon, Hugo, Richepin, Fort, etc. Mais, heureusement, pour ceux qui savent apprécier, Brassens a mis dans ses chansons amplement de quoi pallier cette absence, lui qui a si habilement taquiné et si souvent tutoyé les muses. Sans oublier que dans ce livre, les chansons sont accompagnées des accords de guitare, faisant d’une pierre, deux coups: un livre à lire et à chanter.

Et, pour finir, les illustrations de Sfar, encore une fois, mettent de l’avant le côté iconoclaste et anarchiste de Brassens tout en respectant la modération empreinte d’humanité qui lui permettait, à travers ses chansons, de prétendre à une certaine universalité.

Bibliographie :
Brassens. Chansons, illustrées par Joann Sfar, Georges Brassens et Joann Sfar, Gallimard, 304 p. | 39,95$
Brassens ou la liberté, Clémentine Deroudille et Joann Sfar, Dargaud/Cité de la musique, 336 p. | 69,95$

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