Le rapport entre littérature et nourriture est indéniable. Après tout, on a besoin de nourrir son corps aussi bien que son âme.

C’est à la table que les personnages se réunissent, discutent, célèbrent, se querellent, que les yeux papillonnent langoureusement, que les grands sujets se débattent, que les événements importants d’une vie sont annoncés, que les convives et les hôtes, ensemble, refont le monde, que les enfants pâtissent jusqu’au dessert. Plusieurs exemples parcourus à travers les livres démontrent que boire et manger ne sont pas que des actes posés par stricte nécessité. Ils remplissent aussi la fonction de rituel et de critique sociale.

La panse de Rabelais
Écrivain français de la Renaissance, François Rabelais (vers 1494-1553) a marqué l’imaginaire gourmand, si bien que pour parler d’un repas copieux, on dira qu’il est gargantuesque. Cela dérive évidemment de l’œuvre de Gargantua qui est célèbre pour ses passages évoquant le bon vin et la bonne chère. Dès le prologue, le narrateur nous invite d’ailleurs à « rompre l’os et sugcer la sustantificque mouelle », c’est-à-dire à s’emparer du texte et à en découvrir les multiples sens. C’est par la bouche qu’il nous exhorte à lire et à savourer la fable parodique que l’on tient entre les mains. Dans les premières pages est décrite la naissance de Gargantua, porté par la mère durant onze mois et qui naquit après que celle-ci eut mangé de bien « grasses tripes de coiraux ». Comme on peut se l’imaginer, le nourrisson était bien grand et bien fort et la première chose qu’il brailla fut « À boyre! à boyre! à boyre! ». À sa vue, son père s’écria : « Que grand gousier tu as! » C’est ainsi que le fils fut nommé Gargantua.

C’est donc avec avidité que Gargantua entre dans le monde, prêt à dévorer la vie, à s’en repaître goulûment et à la boire jusqu’à la lie. Rabelais était un humaniste et se positionnait contre le dogmatisme des hommes d’Église. Le passage où Gargantua mange six pèlerins en salade évoque avec éloquence sa position anticléricale. Le géant, indisposé par ces morceaux résistants, les arrachera de sa bouche au cure-dent. Rabelais favorisait l’ouverture et incitait plutôt à profiter sans appel des nourritures terrestres et intellectuelles. La figure exagérée d’un Gargantua permet à l’écrivain de faire passer avec humour son message, celui de faire de la vie une perpétuelle bombance et d’appréhender l’existence avec appétit.

La boulimie bourgeoise chez Zola
Chez l’écrivain français Émile Zola (1840-1902), l’abondance est plutôt le signe patent du culte de la consommation. Dans Le ventre de Paris, troisième tome de la saga des « Rougon-Macquart », les marchands s’installent aux Halles centrales de Paris où les uns et les autres se croisent dans un maelström étourdissant et une surenchère de produits. Au centre, les personnages des frères Florent et Quenu, l’un maigre et l’autre gras, représentent les deux versants qui s’opposent. Le premier rêve de partage et d’équité tandis que l’autre s’enrichit avec le commerce de la viande. Les descriptions détaillées de Zola donnent l’impression d’y être; les couleurs et les odeurs sont si précisément narrées qu’elles n’ont pas de peine à faire ressentir le fourmillement et la surcharge qui paraissent régner sur la place du marché. Paris devient ici un ventre protubérant qui gobe tout ce qui peut venir fructifier sa rondeur. « Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l’empire. Elles mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaune de mécontent. C’était le ventre boutiquier, le ventre de l’honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil, trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens de mœurs paisibles n’avaient engraissé si bellement. » L’étalement de la profusion montre la bêtise de l’homme qui s’enorgueillit de sa richesse et de sa croissance même si cela doit se faire au détriment des affamés. Car cette devanture est si extraordinaire, la proposition est si alléchante qu’elle réussit à éblouir le regard et à faire tourner les esprits, quitte à en oublier les miséreux. Zola utilise les Halles pour critiquer le goût du faste et la manière délibérée qu’a la classe moyenne de s’enrichir sans en concevoir d’attention pour son prochain. Inutile d’insister sur l’actualité de ces propos. Entre le XVIIIe et le XXIe siècle, il ne semble pas y avoir beaucoup de différences.

La grâce selon Blixen
Dans la nouvelle « Le festin de Babette », l’auteure danoise Karen Blixen (1885-1962) élève la cuisine au rang de l’art. Dans un petit hameau de Norvège vivent deux sœurs, Martine et Philippa, élevées par leur père qui fonda une petite congrégation au cœur même de la petite ville. Il préconise un mode de vie sobre qui laisserait toute la place à l’espoir de « la nouvelle Jérusalem ». C’est comme ça que malgré les ardeurs de prétendants bien intentionnés, les deux dames ne se marièrent jamais et restèrent fidèles aux vœux de pureté inculqués par leur éducation. Un jour, une femme vient cogner à leur porte. Elle s’appelle Babette Hersant et arrive de France. Sous les recommandations d’un ami, elle est venue se réfugier jusque-là pour fuir les conséquences de la Commune de Paris qui lui a fait perdre mari et fils ainsi que tout ce qu’elle possédait. Rapidement, Babette se rend indispensable au bon fonctionnement de la maisonnée et est appréciée autant des deux sœurs que de la communauté.

Douze ans de ce train ont passé quand elle apprend par une missive reçue de France qu’elle est l’heureuse gagnante d’une loterie qui lui donne d’un seul coup la somme de 10 000 francs. Elle supplie alors les maîtresses de la maison de lui permettre d’organiser le grand dîner pour elles et les membres de la petite congrégation qui sera fait afin d’honorer la mémoire de leur père qui aurait eu 100 ans. Ayant peur que Babette ne décide de repartir, elles acceptent son offre. La domestique mettra tout en place pour concocter un véritable festin aux douze convives. Pour ça, elle fera un voyage de dix jours rien que pour les arrangements. Les mets et boissons que les invités goûteront tour à tour révéleront en eux une fibre jusqu’alors inconnue, une zone inexplorée qui, individuellement et collectivement, les changera à jamais. Ils toucheront par leurs sens à un divin insoupçonné proche de la transcendance. Vers la fin du repas, « ils comprirent que la grâce infinie […] leur avait été dispensée. Ils ne s’en étonnèrent pas, car ils voyaient dans ce miracle la réalisation de leurs propres espérances. Les vaines illusions s’étaient dissipées devant leurs yeux comme de la fumée, et ils avaient aperçu la véritable face du monde ». Babette prépare et exécute ce festin, où elle dilapidera tout son bien gagné, en reconnaissance de l’accueil reçu. Plus qu’un magnifique repas bien exécuté, ces mets offrent aux convives réunis d’apprivoiser leur sensibilité et leur enseignent que la révélation se trouve dans les choses de ce monde. Il suffit de s’y abandonner.

La cuisine réconfort de Yoshimoto
Quand la grand-mère de Mikage meurt, la jeune femme a le réflexe de se réfugier dans la cuisine. Désormais seule, elle trouve un apaisement dans le moteur du réfrigérateur et elle se love tout près pour réussir à contrer l’insomnie. Lorsque Yûichi lui propose de venir vivre avec lui et sa mère, c’est la cuisine qui la séduit en premier. C’est d’après cette pièce qu’elle basera sa première impression de ses hôtes. Dans Kitchen de la Japonaise au prénom prédestiné Banana Yoshimoto (1964- ), les véritables thèmes sont le deuil, l’identité, l’amour et l’amitié, mais la cuisine est toujours présente en filigrane. Comme le lieu central où tout converge, la pièce de la cuisine symbolise le réconfort du quotidien, la continuation rassurante des gestes répétés. « Le bonheur, c’est de mener une vie où rien ne vous oblige à prendre conscience de votre solitude », dira Mikage. La cuisine est son rempart contre le désarroi. Un lieu qui rassemble habituellement les membres de la maisonnée dès le début de la journée, un endroit qui peut accueillir toute personne de l’extérieur sans qu’on ait trop à se révéler, car il demeure pratique et fonctionnel. Et quand tout s’effondre, la cuisine apparaît comme le point d’ancrage. « Mais je pouvais croire à la cuisine », se dit Mikage quand elle n’est plus bien certaine de reconnaître la réalité.

Les dons pâtissiers de Bender
La mère de Rose Edelstein concocte un gâteau au citron pour l’anniversaire de sa fille qui vient d’avoir 9 ans. Celle-ci anticipe déjà la douce acidité du fruit, mais lorsqu’elle avale sa première bouchée, un étrange sentiment l’envahit. Rose ressent au plus profond d’elle-même les émotions qui habitent sa mère. C’est à partir de ce jour qu’elle découvre ce drôle de don qui lui fait vivre par procuration l’intérieur des êtres proches chaque fois qu’elle goûte à leur nourriture. « Je sentais sans difficulté le chocolat, mais par glissements légers, comme un effet secondaire qui se déroulait, se déployait, j’avais le sentiment que ma bouche se remplissait aussi d’un goût de petitesse, d’une sensation de rapetissement, de contrariété, d’une distance dont je devinais qu’ils étaient liés à ma mère, le goût de sa pensée fourmillante, une spirale, […] une sorte d’ellipse à son commentaire : je vais juste m’allonger un petit moment… » Dans La singulière tristesse du gâteau au citron, l’Américaine Aimee Bender (1969- ) suggère l’idée que la cuisine est pour beaucoup liée à l’intime. Sous une apparence de légèreté, le roman restitue tout l’affect qui émane de la nourriture. Pour peu, il serait aisé de voir le parallèle entre le symbole que constitue le gâteau de fête cuisiné par la mère à son enfant et la transmission du poids de la lignée. Comme la madeleine de Proust, dont nous avons évité l’exemple parce que déjà surligné à maintes reprises, la nourriture laisse une forte marque dans la mémoire qui se rappelle instantanément à nous lorsque l’expérience de l’aliment, autant par son odeur, sa texture ou sa saveur, est reconduite. Dans le livre de Bender, la transposition est directe et la métaphore est évidente : en dessous du glaçage, la vérité est parfois tout autre.

Les exemples de la cuisine dans la fiction s’additionnent à l’infini. Il est intéressant quand on y goûte d’y observer presque toujours un sens figuré qui démontre le gisement inépuisable que le sujet permet d’exploiter. Au plaisir des papilles s’ajoute alors celui de l’esprit.

 

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Des écrivains dans la soupe
Le Britannique Mark Crick a pour sa part entrepris de livrer ce qu’il nomme lui-même comme L’histoire complète de la littérature mondiale en 16 recettes. Dans son livre La soupe de Kafka, il s’emploie en de savoureux pastiches à nous faire découvrir le caractère et le style d’écrivains dont la réputation n’est plus à faire. Pour y arriver, il a imaginé ce que chacun des auteurs aurait mijoté si nous avions eu la chance d’être invités à leur table. Avec une irréductible audace et l’inimitable humour anglais, Crick nous fait goûter au clafoutis grand-mère genre Virginia Woolf, aux moules marinières à la sauce Italo Calvino, au tiramisu long en bouche de Marcel Proust ou encore aux poussins désossés et farcis du Marquis de Sade, qui dit à sa Justine : « Car je veux pour toi une destinée autrement glorieuse, où nous célébrerons par la bonne chère la Vertu et la vraie philosophie. » Peut-on vraiment résister à cette invitation?

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