On trouve plusieurs traces de réalisme magique dans la littérature québécoise contemporaine. Du déroulement linéaire d’une histoire surgissent tout à coup des éléments inusités, comme si un monde dissimulé s’ouvrait et venait s’imbriquer dans la trame existentielle des personnages. Cet inattendu, loin d’être pure fantaisie de la part de l’auteur, vient souvent administrer un souffle porteur qui confère de nouvelles dimensions à la lecture.

Qu’il soit considéré comme un courant ou un genre, le réalisme magique n’est peut-être pas si facile à définir, si bien qu’il existe plusieurs interprétations sur le sujet. Il en va ainsi pour Antoine Tanguay, à la tête des éditions Alto, que les catégories n’enchantent pas au premier abord. « Je privilégie des textes qui se permettent tout, tant que le chapeau fait, exprime-t-il. Des romans qui jouent dans cet interstice infiniment discret au potentiel immense et qui ne résistent pas à l’envie d’être, même si “ça ne se peut pas”. Chaque roman chez nous adopte ses propres règles. Il appartient aux autres de leur coller une étiquette. Et puis à l’ère de la post-vérité, l’irréel ne se cache plus bien loin… » D’ailleurs, à partir du moment où l’on écrit de la fiction, on base déjà la réalité de son récit sur ce qui n’existe pas. Mais si l’on cherche dans le catalogue altiste des morceaux de réalisme magique, on en trouvera. Dans Faunes de Christiane Vadnais par exemple, le fantastique s’immisce comme la conséquence légitime d’un monde en état de déréliction. « La rivière cache sous ses reflets des créatures et une menace inédites, croisement de milliards d’années d’évolution et de bouleversements climatiques récents. » Ici, la fantasmagorie permet au lecteur de s’interroger sur son rapport avec la nature et ce qui le détermine. Chez Catherine Leroux, les notes de réalisme magique émanent souvent des images, puissantes, qui apparaissent comme la symbolique d’une situation. Dans L’avenir : « Ce sont la pluie, les larmes, la pisse et le sang qui ont travaillé le sol, poussant lentement la terre, ouvrant un tunnel jusqu’à ce que le cours d’eau enfoui reprenne ses droits. » L’auteure embrasse en un seul tenant le réel et le singulier, créant un univers distinct qui offre un grand pouvoir d’évocation poétique.

 

Aux éditions Marchand de feuilles, l’éditrice Mélanie Vincelette cite le livre HKPQ de Michèle Plomer qui arbore les qualités du réalisme magique par l’entremise d’un poisson rouge qui parle et que la protagoniste emportera du marché de Hong Kong. « Je me suis approchée encore et j’ai mis ma main sur la paroi de verre. Poissonne s’est arrêtée net pour venir à ma rencontre. Nous nous sommes dévisagées. Puis, la bouche sous ses yeux doux a articulé “Hel”. » L’invertébré hors du commun représente pour le personnage la clé de voûte qui l’amènera vers l’adaptation en terre étrangère. « Le poisson magique illustre dans ce roman l’altérité et ses chocs », précise l’éditrice. Dans Colibri, Natalia Hero utilise la déréalisation comme l’expression métaphorique d’un viol que le personnage a subi et qui se rappelle toujours à elle. « La douleur et la mémoire se transforment en petit oiseau qui bourdonne autour d’elle et qui ne veut pas la quitter », ajoute Vincelette. Cet usage très personnel du réalisme magique est le symbole d’un malheur qui apportera également sa solution puisque le caractère tenace du volatile se révélera aussi comme une force. « Je ne sais pas si j’ai envie de voir des gens. Je ne sais pas si l’oiseau en sera capable. Je m’entraîne à le mettre dans mon sac à main. J’y laisse une fiole d’eau sucrée, avec un petit trou dans le bouchon pour qu’il puisse se nourrir. […] Je suis décidée à être moi. » Pour Eric Dupont, le réalisme magique est intéressant parce qu’il « agit sur plusieurs niveaux de lecture », dit l’écrivain. Dans son roman La fiancée américaine, la résurrection de Madeleine-la-Mére qui constate de son cercueil où elle est couchée toutes les tâches ménagères qu’il faudrait accomplir « est une invitation à réfléchir sur les choix qui s’offraient à cette femme en 1933 », continue l’écrivain. Heureusement, les religieuses sont là pour lui dire : « [m]ais rassurez-vous, la Mére, on ne meurt que deux fois. »

 

Des réalités parallèles
Chez David Bélanger, les nouvelles sont teintées de craintes liées à des phénomènes extraordinaires qui tantôt se rapprochent d’attributs apocalyptiques, tantôt se manifestent par des mutations spontanées. Dans « Les idées viennent dans la douche IV » tirée du recueil En savoir trop (L’instant même), une petite fille cherche ses parents au réveil. « Elle nous appelle, forcément, et nous ne répondons pas — pour le mieux : nous sommes des zombies ou le deviendrons sous peu. » Cette manière de concevoir une autre rationalité ajoute des niveaux qui multiplient les représentations. « [Le réalisme magique] me permet en général d’interroger nos modes d’être actuels en radicalisant certaines observations — [il] est ainsi pour moi une machine à radicaliser le réel, dit l’auteur. Radicaliser, c’est rendre absurde, mais se donner de nouvelles conditions de perception également. » La transformation du connu exploite l’idée d’un changement de paradigme, ou du moins d’une plus grande ouverture.

On savoure dans Une mouche en novembre (Le Quartanier) de Louis Gagné des passages qui correspondent aux spécificités de l’inhabituel et dont les origines selon l’auteur remontent aux mythes, aux légendes et aux textes fondateurs. « Dans mon roman, l’influence du réalisme magique est qu’il ouvre d’autres portes à la narration, d’autres possibilités, explique-t-il. Il ouvre vers l’autre monde, celui invisible, celui de la mort et de ses âmes errantes. Il est une façon de tenter de capter l’âme du passé ou de visiter les ruines d’une culture qui résonne encore comme un souvenir lointain ou un rêve en plein jour. » C’est d’ailleurs un peu comme dans un songe que l’on se promène entre les pages de ce livre, un trompe-l’œil habité de prémonitions, de mystère, de disparition et d’apparitions qui agitent leurs voiles dans la vie d’un homme solitaire comme autant d’énigmes qui parcourent son existence. « Les osselets vont parler. Es-tu bien certain de vouloir entendre ce qu’ils diront? Savoir que le pire et le meilleur arrivera ne l’empêchera pas d’arriver. » La vie se pare d’oracle et le destin, indépendant des forces qui gravitent et se démènent, s’accomplit.

Pour Paul Kawczak, l’emprunt au réalisme magique est une manière de briser volontairement le réel pour qu’en exsude un autre imaginaire aux références neuves. Il force l’exploration « d’autres modèles ontologiques tout en développant un certain plaisir associé à la rêverie et à ses pouvoirs libérateurs, commente l’écrivain. Il me semble que la rêverie suit le chemin d’une autre “syntaxe mentale” que l’éveil qui compose avec les conventions collectives du réel ». Dans son roman Ténèbre (La Peuplade), la venue de l’étonnant opère une certaine mystique qui viendrait se poser sur les parois fiévreuses du monde pour en apaiser l’inflammation. « La vipère s’immobilisa un instant, comme hésitante, puis posa ses lèvres sur celles du jeune homme et les y maintint plusieurs secondes en un tendre mouvement. » Dans ce cas-ci, l’utilisation du réalisme magique permet d’incarner ce qui est mais ne s’explique pas, de mettre au jour un réel aux propriétés insondables mais non moins essentielles.

Quand le merveilleux et le réel ne font qu’un
Dans Juliette ou Les morts ne portent pas de bigoudis (Lévesque éditeur), un roman par nouvelles de Pénélope Mallard, le prodigieux fait partie intégrante du quotidien du personnage principal. « [C]ette nièce-là était l’héritière de sa lignée. La petite entend. Tout. La bouilloire, les animaux, les plantes. Le chuchotement des pierres, le soupir des arbres. Le silence. » Le merveilleux est une faculté dont Juliette a hérité et celle-ci l’habite au même titre que tout le reste. Il n’y a pas de voies marginales, la frange est en propre un morceau de réel. Pour l’auteure, cela semblait presque aller de soi. « Les frontières entre les différentes dimensions de la vie me paraissent bien plus poreuses qu’on ne l’imagine », dit-elle. Elle ne cache d’ailleurs pas son intérêt pour ce qui touche à la physique quantique, qui entre autres admet l’influence de ce qui ne nous est pas nécessairement visible. Dans les nouvelles de Dennis O’Sullivan, réunies dans le recueil Hors-voie chez les Éditions du wampum, l’introduction de l’inexplicable est une façon de pousser le réel vers des possibilités de compréhension qui sans cet élan, demeurerait moins faste. « Derrière chaque être et chaque chose, il y a un mystère à découvrir et [l’]imagination [peut] le révéler », explique l’auteur. Dans « L’appartement de Madame Harp », la description des lieux renforce le sentiment d’étrangeté. « Cette armée de bestioles frôle en s’échappant les innombrables poupées qui jonchent le sol et le comptoir, les pousse, les tasse, les fait frémir, donnant pour un instant l’impression qu’elles sont vivantes, qu’elles respirent. » L’insolite côtoie le vraisemblable et construit une écriture au langage polymorphe.

Bien que l’extraordinaire soit partout dans le roman La tribu (Bibliothèque québécoise) de François Barcelo, il est appréhendé comme étant un élément naturel qui possède aussi ses codes et sa structure. Que l’on s’attarde à l’âge du premier ancêtre qui a atteint 25 000 ans, à la dérive de la tribu sur un iceberg ou à la couleuvre parlante, ils apparaissent comme des faits avérés. « Notre gloire plissa les yeux face au soleil, aperçut dans l’herbe une petite couleuvre verte qui lui parlait. — Un homme ne peut pas voler, continuait la couleuvre, pas plus qu’une couleuvre ne peut courir. » L’animal rampant qui revient à plusieurs reprises dans le texte personnifie la sagesse et la connaissance, comme une créature mythique qui détient une connaissance immémoriale. C’est cependant sans véritable intention que l’auteur use de l’incroyable dans la construction de son œuvre. « J’ai lu Cent ans de solitude sans me douter que j’y découvrais le réalisme magique, confie Barcelo. Tout ce qui s’y passait me semblait parfaitement naturel. Je ne peux donc prétendre être ou avoir été un véritable praticien du réalisme magique. Si j’y ai eu recours, c’est sans m’en apercevoir. » La magie est greffée au cœur même de la réalité du récit.

Puisque les mots ne peuvent pas tout dire, c’est peut-être avec l’intervention du réalisme magique qu’ils réussissent à exprimer ce qu’il est le plus difficile de nommer. Faisant fi des contraintes de la crédibilité, il fait prendre une trajectoire qui montre un autre pan du réel qui sinon demeure univoque. Par son secours, les frontières s’éclipsent et alors tout devient possible.

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