Robert Lalonde: Un classique québécois

55
Publicité
Je ne me rappelle pas, du plus loin que mes souvenirs me ramènent, avoir quitté Montréal sans apporter dans mes bagages un livre ou deux, et davantage, bien sûr, pour un voyage d'une plus longue durée. Mais je me souviens parfaitement de ne jamais avoir été aussi heureuse que lorsque je partais à l'automne sur la côte du Maine, avec dans ma valise le dernier Robert Lalonde. Je savais déjà qu'avec sa poésie, son style, son amour de la langue française, sa passion et son âme exaltée, toutes les vagues de Moody Beach surferaient jusqu'au plus profond de mon coeur et y déposeraient des milliers d'embruns de poésie très pure. Chaque ligne, chaque paragraphe occuperaient mes jours et mes nuits. J'étais en sécurité et comblée même si, en certaines saisons, aucun amant n'était venu m'accompagner.

En apportant un Lalonde, tel que Des nouvelles d’amis très chers, j’avais aussi en prime ses auteurs favoris: Tchekhov, Maupassant, Yourcenar, Giono, Flannery O’Connor, Emily Dickinson, Gabrielle Roy, Michel Tremblay et bien d’autres encore. Puisqu’en plus d’avoir ce fabuleux talent d’écrivain, Robert Lalonde est un grand lecteur, qui «a la tête bourrée de citations, de phrases et de livres». C’est rassurant pour une libraire telle que moi, puisque que sans lecteur, il n’y a ni auteur ni libraire.

Je n’ai pas souvenir non plus de n’avoir lu un seul livre que pour son unique histoire, aussi captivante et palpitante fût-elle. Il me fallait surtout entendre une musique, une voix narratrice pour chercher un écho dans tous les non-dits de ma vie, pour apaiser la cacophonie du monde, pour glorifier l’inexprimable d’une vie anonyme et sans gloire, pour cautionner aussi mes incohérences, mes égarements et mes dualismes. Avec talent, grâce et élégance, Robert Lalonde était cette voix, ce magicien des mots qui faisait naître tant d’émotions et qui donnait tellement de relief à la simplicité des gestes et à la grandeur des jours sans histoires: «C’est la brunante, l’heure grise, ma petite éternité d’incertitude et de frousse.»

À chaque fois que je refermais l’un de ses livres, il me semblait qu’un pan de ma vie s’illuminait. C’est peut-être parce qu’il est né à Oka et qu’enfant mes parents m’y amenaient pique-niquer dans la pinède du Bois des Écoliers juste après la grande côte, passé le village. Ou bien est-ce parce qu’il a cité La Rose d’Or, de mon autre auteur fétiche, le Russe Paoustovski, en évoquant cette urgence d’écrire pour dire dans nos propres mots ce que des millions d’autres ont dit avant nous: la vie, l’amour, la mort, les oiseaux, les chiens ou une «simple partie de pêche à la ligne sous les saules noirs». Ou bien sont-ce tous ces mots d’ici – fardoches, herbe-à-dinde, chibagne, sautadit, vlimeuse – qui ont bercé mon enfance et qui résonnent encore quelquefois comme du bonheur: «S’il est un dieu, pour moi, il est dans cette lumière qui ressuscite mon droit légitime, naturel, inaliénable au bonheur, un bonheur dont j’ai gardé le souvenir, sans jamais l’avoir connu.»

Passé les douanes à Phillipsburg, bien engagée sur la route 89 qui m’amènerait bientôt jusqu’à York, je lisais les panneaux routiers qui défilaient comme un leitmotiv à chacun des ponts que je franchissais où il était inscrit: «Bridge freezes before road». Et je me disais: «Quelle savoureuse nouvelle Robert Lalonde saurait en tirer! Quatre mots, mais il en ferait jaillir des centaines d’autres comme la multiplication des pains dans l’Évangile.»

J’ai toujours vu mon père un livre à la main, que ce soit un Maupassant, un Victor Hugo ou même un Arthur Buies. Si bien que l’ultime livre qu’il laissa glisser nonchalamment dans un dernier geste, un soir de novembre, fut un Lalonde, Une belle journée d’avance.

Comme je voudrais qu’au dernier soir de ma vie, dégagée depuis longtemps de l’urgence de la nouveauté et de la promotion des auteurs à la mode, et puis finalement détachée d’absolument tout, le dernier livre qui me glisserait des mains soit aussi un classique tel que les vôtres, Robert Lalonde, puisqu’auteur classique québécois aurez-vous été déjà proclamé! Et peut-être serais-je en train de lire Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure: «Ou encore la fatigue, cette espèce d’accablement inexplicable qui s’abat sur nous, hommes, bêtes et oiseaux, quand ce qui nous attend – la nuit, la migration, l’amour, la survie – nous paraît tout à coup au-dessus de nos forces.»

Mais à vous chers lecteurs, bien loin de moi la tentation de ne vous suggérer qu’un livre de Lalonde: je serais infiniment coupable de vous priver ainsi de les lire tous.

Publicité