Noël Audet : Le vol arrêté

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Il y a quelques années, Noël Audet signait le best-seller L'Ombre de l'épervier. Aujourd'hui, l'homme en est à l'heure des bilans : que retiendra-t-on de notre passage sur terre ?Qu'avons-nous laissé en partage à ceux qui héritent de la planète ? Premier tome d'une trilogie romanesque qui fait l'inventaire de l'aventure humaine, Le Roi des planeurs est écrit sous le signe du vent. Comme l'existence, le vent varie, vire de bord, devenant ainsi l'ami ou l'adversaire de nos entreprises. Un souffle fort comme l'envie de vivre, mais parfois destructeur.

Lorsque je rejoins Noël Audet au Boudoir, sur le Plateau Mont-Royal, il est déjà attablé en bonne compagnie. Le professeur de littérature retraité de l’UQÀM discute avec d’anciens étudiants, et la conversation s’engage sur des sentiers qui vont de la commission Gomery à l’environnementaliste Pierre Dansereau. Une belle entrée en matière pour son neuvième roman, Le Roi des planeurs, dont l’histoire se tisse à même l’intrigue policière, la satire sociale, l’avenir de la planète, le « journal asilaire et autres paroles envolées ».

Le planeur du roman, c’est Loubert, professeur de deltaplane. Un solitaire qui joue avec les frontières de la vie et de la mort, et qui inspire de la méfiance à ceux qui l’observent à partir du plancher des vaches. Entre deux sauts de la falaise de l’anse du Diable, Loubert va tomber amoureux de Mélissa, une adolescente de 16 ans curieuse des abîmes qu’il survole. En vol, Mélissa glisse de son fourreau et s’écrase sur les rochers. Loubert sera accusé de négligence criminelle ; son avocat plaidera la psychose pour lui éviter la prison. Alors qu’il volait pour être libre, le pilote sera interné neuf mois à l’asile Saint-Jean de Québec. Exclu du monde, il découvrira le secret de son amoureuse et le vrai sens, ici-bas, du mot « évasion ».

Les testaments trahis

Le Roi des planeurs est dédié à la mémoire de D., « trop pressée de changer la vie ». À travers le
personnage de Mélissa, le roman médite sur le sujet troublant du suicide des jeunes, leur désarroi et l’absence d’espoir, ces gangrènes de la société québécoise contemporaine : « Les adolescents retournent contre eux la violence de notre monde. Le pacte de mort que Mélissa contracte avec la société de La Rose noire s’inspire d’un fait divers des années 1960. J’ai connu alors une jeune fille brillante, d’une lucidité aiguë, à la pensée philosophique très développée, qui s’est jetée devant un train. On doit se demander pourquoi les meilleurs deviennent les plus désespérés », s’interroge l’écrivain.

L’ancien professeur n’hésite pas à pointer du doigt nos démissions. Loubert est affligé d’une mère froide et absente, qui le larguera en temps opportun : « Cette mère incarne une société laxiste, qui abandonne ses enfants. e part en Europe ou en Amérique, les parents n’ont renoncé autant à leur rôle de transmetteurs qu’ici. Quand on n’apprend pas à se battre pour surmonter les obstacles, on perd le sens des valeurs, et celui de la valeur de la vie », observe le vieux sage.

Audet s’inquiète de nos dérives éthiques : « Le scandale de la commission Gomery est emblématique : au Québec, tant qu’on ne se fait pas prendre, on n’est coupable de rien », ironise-t-il. Il ne remet pas pour autant en question les acquis de la Révolution tranquille : « À l’époque duplessiste, les Québécois vivaient une répression politique et religieuse assez terrible. Je crois que l’Église nous a causé du tort : elle véhiculait des valeurs morales, et non sociales, et nous avons encore de la difficulté à devenir des citoyens », déclare-t-il.

La cour des miracles

Sans doute parce qu’il relève d’une grave maladie (« après le choc, j’ai accepté ma situation mortelle. J’ai cru dépasser la crainte de la mort »), l’écrivain explore ces thèmes graves avec une légèreté et un goût du bonheur qui caractérisent ceux qui ont le sentiment de leur propre finitude. L’invention verbale de ce conteur coloré a trouvé à « lâcher son fou » dans le huis clos asilaire que subira Loubert. Une véritable cour des miracles, où les types sociaux prennent des allures de fable carnavalesque : Émile, le doux dépressif incapable d’agir, Poil-aux-doigts, l’exhibitionniste, Jack Pot, un justicier maître-du-monde, Pitre, le surveillant, etc. : « C’est l’humour gaspésien, mon côté délinquant, contestataire, rigole le romancier. Mes fous représentent notre aliénation. » En effet, ce stendhalien promène son miroir le long du chemin : « Le roman a une fonction de séduction mais, pour susciter une prise de conscience, les gens doivent s’y reconnaître ».

Drôle d’oiseau que Noël Audet, jamais là où on l’attendrait. Un moraliste doublé d’un maître du roman qui pratique l’art de l’esquive et de la volte-face. Car si l’oiseau est libre, il a déjà goûté aux cages : « Quand j’ai écrit L’Ombre de l’épervier, je me suis arrangé pour que ce roman ne puisse pas avoir de suite. Mais tous s’attendaient à ce que je refasse quelque chose de semblable : cela se paie d’une manière ou d’une autre », résume sobrement celui qui a immortalisé la Gaspésie dans notre imaginaire collectif.

Bien d’autres aventures littéraires ont succédé à l’adaptation télévisée du best-seller, toutes sous les auspices de « l’échappée belle » et de la voltige, dont l’essai Écrire ce qu’il nous reste de liberté (Trois-Pistoles, 2002), et ce que d’aucuns qualifient comme son chef-d’œuvre, Frontières ou Tableaux d’Amérique (Québec Amérique, 1998), une promenade continentale à travers les destins de sept Marie, inspirée de l’architecture des Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Les lecteurs savent qu’il existe deux espèces d’écrivains : ceux qui, comme Jacques Poulin, replongent avec délices dans les variations d’un même livre cent fois réécrit. Noël Audet, lui, se réclame de l’école littéraire de Gérard Bessette, cet autre oiseau rare qui ne craignait pas le concept de la table rase : « Chaque livre est le fruit des autres, et j’en conserve l’expérience. Mais ma motivation et le plaisir d’écrire se trouvent du côté de l’exploration, que ce soit celle des thèmes, des formes, des genres », déclare-t-il. C’est là toute la force de l’art selon Audet, quand l’envol de l’imagination, comme une rédemption, procure une « enivrante sensation d’apesanteur, où le corps ne pèse pas plus que l’esprit ».

Bibliographie :
Le Roi des planeurs, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 194 p., 23 $

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