Moncton: Gérald Leblanc, a walk on the wild side

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sur les rives de la petitcodiac
qui longent moncton
nous remontons une marée mnémonique
et nous allons danser

 - Gérald Leblanc, Sûtra de Moncton

Voyager à Moncton sur les traces de Gérald Leblanc n’a rien du voyage organisé, mais le thème de ce dossier m’a semblé mener si directement vers ce couple ville-auteur, souvent méconnus au-delà des frontières de l’Acadie, que je n’ai pu m’abstenir de proposer le voyage au détour des rues Dufferin, Lutz, St-George et autres toponymes à consonance monctonienne.

Rien du voyage organisé, non, qu’on s’attende plutôt à une virée au hasard vers le centre d’un mythe littéraire qu’on voudrait croire aussi important que le San Francisco ou le New York de la beat generation. On n’y dort pas dans les grands hôtels; il s’agit plutôt d’une excursion exploratoire (telle n’est-elle pas, de toute façon, l’entreprise de toute écriture?), un pèlerinage dans ses rues, ses langues et ses tensions. On les emprunte, encore et encore, comme un mantra jusqu’à atteindre le cœur même de cette ville entre l’imaginé et le vécu.

 

Ça ressemble à Moncton

Si on reconnaît aujourd’hui en Moncton le centre urbain de l’Acadie, si on le perçoit souvent comme étant le centre névralgique et institutionnel de sa production artistique at large, si on lui reconnaît officiellement le statut de ville bilingue (la première au Canada) depuis 2002, il n’en a pas toujours été ainsi. Fut une époque où tout était à construire, où on attendait de voir ce qui allait devenir : « j’étais waiter dans un abri nucléaire, en standby pour une autre planète »[i]

Époque d’effervescence. Tout est à rêver alors que l’implantation récente de l’Université de Moncton, la première université francophone du Nouveau-Brunswick (et à ce jour la seule) continue, depuis 1963, à faire converger Acadiens et francophones vers cette ville à prédominance anglophone. Une ambiance qui transpire d’ailleurs dans Moncton Mantra, roman fortement autobiographique, qui se lit aujourd’hui comme une incursion dans le quotidien toujours mouvant de la ville : « C’est septembre et c’est Moncton. Une sorte de fièvre s’empare de la ville avec la rentrée universitaire et les familles qui reviennent des chalets à la fin de l’été. […] En fin d’après-midi, en sortant du bureau, je me promène souvent en ville. Je m’imprègne de son rythme, de ses rues, de son affichage unilingue et de ses langues oscillantes. »[ii]

Né à Bouctouche, petit village du Nouveau-Brunswick, c’est cette ville à construire (symboliquement, j’entends) que Leblanc choisit d’habiter dès le début des années 1970. À la fois témoin et artisan de son évolution, il y habitera jusqu’à son décès, en 2005, non sans y avoir laissé une empreinte considérable, une aura, non sans continuer de l’habiter par la littérature. On n’a qu’à lire les Carnets de Moncton du poète québécois Jean-Paul Daoust, un ami, pour comprendre à quel point sa présence peut continuer à hanter les rues de son centre-ville : « Ce vécu que j’ai lu à travers tant de poèmes tant de tableaux de chansons / Je veux comprendre d’où Gérald vient »[iii]

Pas que d’autres n’aient écrit Moncton, pas que d’autres ne l’aient vécue, mais peu l’ont fait avec la même constance, avec la même passion ; peu l’ont arpentée et nommée, peu l’ont habitée comme lui. En quarante ans d’édition professionnelle acadienne et parallèlement à la construction d’une littérature acadienne riche et moderne, il s’est constitué autour de cette ville un mythe littéraire dont la force d’attraction s’accroissait à force de textes : faire une place à Moncton dans la littérature, mais aussi faire une place pour la littérature à Moncton. Créer des institutions. Gérald fut l’un d’eux, un de ces inventeurs : « cette ville est une invention de nous / entre l’ironie historique /et le quotidien dévorant »[iv]

Et quelle invention! En trente ans d’écriture, la mise en texte de la conviction d’un espace urbain plus grand que nature, à mi-chemin entre le quotidien et la fiction, portail direct vers les autres métropoles, aura fini par avoir raison des représentations et c’est par l’expression hyperbolique de la ville plus grande que nature que le lecteur finira par y croire : « nous habitons un espace dilaté où/s’infiltrent des intensités bleues le café / du matin le rite nous étudions quelque / chose de sacré et de fragile à la fois / quelque chose que nous ne pouvons pas / encore nommer et qui nous saisit »[v].

Les recueils de Leblanc, aux côtés de ceux de Guy Arsenault, auteur de l’incontournable Acadie Rock, et des autres textes fondateurs, auront influencé toute une génération d’auteurs, qui contrairement à eux et grâce à eux ont eu le luxe (quand une littérature est aussi jeune, on a encore la conscience qu’il s’agit d’un luxe) de compter des modèles et des référents acadiens parmi leurs premières lectures.

Ces générations subséquentes d’auteurs sont venues apporter à Moncton la masse critique capable d’alimenter le mythe, de continuer à la faire vivre dans la littérature. L’attraction est en fait telle, qu’une trentaine d’années après l’affirmation d’une littérature acadienne contemporaine, la ville serait évoquée dans la moitié de la production poétique et dans le tiers pour le roman.[vi]

À regret, je suis moi-même arrivé sur les terrasses des cafés et des bars de Moncton avec quelques années de retard. Tout comme je suis arrivé tard à la littérature, d’ailleurs. L’impression d’avoir raté un autobus tout en sachant qu’au moins, il existe. Trop tard pour rencontrer l’homme dont le personnage, moins de dix ans après son départ, a déjà pris une place considérable dans l’imaginaire acadien ; une place presque aussi grande que son œuvre. Mais il y a les livres. Et c’est toujours avec plaisir que j’entends les souvenirs de ceux qui l’ont connu, qui flirtent avec la légende, d’un poète-mentor engagé et prêt à accompagner les nouvelles voix, entre autres au volant des Éditions Perce-Neige, dont il a assuré la direction littéraire de 1997 à 2005.

 

Moncton, ville-feeling

Moncton Mantra, il faut peut-être le souligner, est le seul roman de Gérald Leblanc, dont on a souvent relevé la parenté avec On the road de Jack Kerouac. Un souffle beat difficile à manquer et dont Gérald, tel Jack, aura su teinter l’aura de Moncton, lieu de rencontres et de dérèglements ; une ville où on dérive dans les rues comme sur les autoroutes du continent, sur une échelle toujours redéfinie par l’expérience.

L’urbanité et l’attachement à la ville chez Leblanc a d’ailleurs été un terrain fertile pour la critique ; Raoul Boudreau évoque notamment la nature du rapport  à la ville chez Leblanc, qui explique d’ailleurs la nature si particulière du voyage, de l’errance à laquelle on convie le lecteur. Aussi précise-t-il que Moncton Mantra étant son seul roman, le lecteur n’a pas vraiment droit à des descriptions détaillées de ses lieux. Plutôt, on les nomme : ses cafés, ses rues, ses bars ; des noms qui finissent par rappeler la prière, le mantra. Aussi, remarque-t-on que chez Leblanc, c’est à une description subjective de l’état d’esprit que la ville inflige ou insuffle au poète qu’a droit le lecteur. Tiré du recueil L’extrême frontière, l’extrait suivant parle de lui-même : « qu’est-ce que ça veut dire, venir de Moncton? une langue bigarrée à la rythmique chiac. encore trop proche du feu. la brûlure linguistique. Moncton est une prière américaine, un long cri de coyote dans le désert de cette fin de siècle. Moncton est un mot avant d’être un lieu ou vice versa dans la nuit des choses inquiétantes. Moncton multipiste : on peut répondre fuck ouère off et ça change le rythme encore une fois. qu’est-ce que ça veut dire, venir de e part? »[vii] C’est dans les recoins de ce e part, un no man’s land en terre d’Amérique où le corps célébré devient l’ultime point d’ancrage dans le réel, que le lecteur est convié. Et l’avantage du no man’s land, c’est que tout le monde peut y trouver refuge.

« Moncton multipiste »[viii], ville de sens et de musique, voilà aussi l’effet de la ville, comme un kaléidoscope de stimulus, les sens toujours en éveil : « les multiples galaxies de la ville / me happent par leurs couleurs / et leurs effets retravaillés »[ix]

Dans cette jungle culturelle, Leblanc utilise l’intertexte et la référence pour meubler sa ville de présences issues de la (contre)culture nord-américaine qui vont de Jim Morrison à Kurt Kobain, en citant au passage et sans distinction certains des plus beaux vers de la littérature acadienne, américaine et européenne, comme autant d’habitants qui viennent peupler ce Moncton imaginé. Sans oublier tous les amis qu’il évoque au passage.

 Les « tympans stéréos »[x]  du locuteur sont presque constamment à l’affût du son de la modernité, qu’il s’agisse de Lou Reed (on comprendra le titre), de Pink Floyd ou de 1755, dont Leblanc signe plusieurs textes. C’est d’ailleurs par cette musique et par les intertextes multiples, que Leblanc parvient à se réconcilier avec le passé trouble de sa ville tout en la situant dans le rock et le jazz d’une Amérique ouverte et pleine de promesses. Comme une façon de réconcilier les paradoxes d’une ville bilingue entachée par la mémoire du général Monkton, artisan de la Déportation des Acadiens, à qui elle doit son nom et qu’il souhaiterait volontiers remplacer par Thelonius Monk, qui apparaît comme un sauveur pour redéfinir le douloureux bagage sémantique du nom : «  je m’entends avec Theloni[o]us Monk/ sa façon de penser ses hésitations / sa respiration dans la matière sonore / le piano du philosophe / les syllabes sonores glissent et se posent / sur le clavier organique de ma ville / phonème de son nom de Monk / dans Moncton qui est ma vie / et mon vice et mes vicissitudes / et mon corps et mon cœur / et la pensée peuplée d’identités » [xi].

 

La ville-langues

On l’aura compris, même si le lecteur étranger peut facilement se plonger et se reconnaître dans les méandres d’une poésie du quotidien décidément américaine et porteuse d’une mémoire millénaire, se laisser couler dans le rythme de la musique d’une dérive universelle qui revient toujours au corps, il n’en demeure pas moins que tôt ou tard, il sera saisi par l’étrange unicité du Moncton de Leblanc, par sa singulière sonorité qui va au-delà des musiques omniprésentes et qui permet que même sans qu’elle soit évoquée, même quand le locuteur est en apparence ailleurs, la ville continue d’être sentie en transparence dans le texte comme un murmure aux accents chiacs.

Il s’est en effet déployé au fil des recueils une interrelation  entre la ville et son poète, entre le poète et sa ville. Au même titre, dans les représentations contemporaines de la culture acadienne, on conçoit mal un divorce complet de Moncton et de son chiac.

Il y a quelques années, je proposais pour un travail que chez Leblanc, la construction d’une identité distincte et moderne n’aurait pu avoir lieu sans la consolidation de la trinité poète-ville-langue. Plus précisément, que l’élaboration de la structure-mythe monctonienne passerait entre autres par l’installation d’un rapport de métonymie qui permettrait à l’auteur d’évoquer la ville par la langue qu’on y parle et inversement. Cette édification passe notamment par l’intégration physique, sensorielle, sensuelle de Moncton par le poète qui l’entend, l’avale et la digère : « moi qui suis désordres et désirs / machine à mots en dérive dans les villes / bipède ambulant dans les fantasmes de vous / sur la Dufferin ou la Cameron / de la rue Lutz à Archibald / où je vous retrouve / dans chaque recoin de mon âme / je vous porte en moi / dans les parcours électriques / d’une errance à jamais sonore » [xii]

Ainsi, il ne suffit pas pour Leblanc de nommer la ville, ses rues et ses lieux, un aspect pourtant fondamental de sa démarche artistique : « je parle de la rue St-George et de la rue Botsford / je parle des rues que nous habitons glorieusement»[xiii]. En effet, il s’agit  aussi, peut-être par souci de mimétisme, de reproduire les ondulations, les accents, le lexique, l’expérience unique de la langue chiaque telle que perçue par qui tend l’oreille en marchant dans ses rues (ou du moins, littérature oblige, d’en donner l’impression). Sans autres artifices que ses propres sonorités. En ce sens, avec tout le bagage de représentations qui l’accompagne, avec le contexte social qu’il suppose, l’usage du chiac dans l’extrait suivant, sans thématiser Moncton, ne peut que la supposer, en modifier les représentations, les teinter de l’impression de rock et de glorieuse insolence qui s’en dégage : « nous parlons comme des anges en transit / des rockers lumineux devant ceux / qui rêvent de « bien parler » / […] / worryez pas ».

Et comme s’il s’agissait d’une fête qu’on voudrait perpétuelle, il poursuit : « nous repasserons autrement / avec la bouche / pleine de surprises / et d’éclats de rire »[xiv].  Une fête qui continue de faire écho dans les productions acadiennes contemporaines, autant littéraires que musicales. On n’a qu’à penser, du côté de la chanson, à Lisa LeBlanc ou à Radio Radio, qui voyagent avec plaisir dans la langue et la font voyager, comme des suites logiques de l’œuvre entreprise par Gérald Leblanc et ses compatriotes.

 

Conclusion

Il n’en fait aucun doute, de par son œuvre, Gérald Leblanc a contribué à la création de quelque chose de plus grand que lui, un territoire imaginé, mais dont les racines trempent dans l’eau bien réelle de la rivière Petitcodiac, qui baigne la ville de Moncton. Une ville à visiter avec pour seule carte, les livres qu’il laisse et les traces qu’il aura laissées dans les écrits d’autres auteurs.

Je tiens par ailleurs à préciser que la création de Moncton comme capitale littéraire est le fruit de plusieurs auteurs et artistes, qui en ont tous alimenté le tissu notamment par des références mutuelles ou par des allusions à sa toponymie : pour exister, il fallait entre autres commencer par se nommer. Cela dit, d’autres auraient pu faire l’objet de ce texte, à commencer par France Daigle, qui situe une grande partie de l’action de ses romans à Moncton, qui tente elle aussi une graphie du chiac (plutôt opératoire!), et qui propose un regard différent, mais complémentaire et tout aussi intéressant! Un point commun : tous deux, à la façon des auteurs de science-fiction,  ont rêvé de possibles dont on ne pourrait que souhaiter qu’ils se réalisent.

 

________________________________________________

[i] LEBLANC, Gérald, Géographie de la nuit rouge, Moncton, Éditions d’Acadie, p. 9. (1984)

[ii] LEBLANC, Gérald, Moncton Mantra, Sudbury, Prise de parole, p. 54. (2013)

[iii] DAOUST, Jean-Paul, Carnets de Moncton, Moncton, Éditions Perce-Neige, p. 29. (2010)

[iv] LEBLANC, Gérald, Éloge du chiac, Éditions Perce-Neige, p. 115. (1995)

[v]  LEBLANC, Gérald, Lieux transitoires, Michel Henry éditeur, p. 29. (1986)

[vi] LORD, Marie-Linda, « Identité et urbanité dans la littérature acadienne. » dans Regards croisés sur l’histoire et la littérature acadienne, dir. M. Frédéric et S. Jaumain. Collection Études canadiennes, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang. 67-85. (2006)

[vii] LEBLANC, Gérald, L’Extrême frontière, Éditions d’Acadie, p. 161. (1988)

[viii] LEBLANC, Gérald, L’Extrême frontière, Éditions d’Acadie, p. 106. (1988)

[ix] LEBLANC, Gérald, Éloge du chiac, Éditions Perce-Neige, p. 78. (1995)

[x] LEBLANC, Gérald, Géographie de la nuit rouge, Moncton, Éditions d’Acadie, p. 19. (1984)

[xi] GÉRIN, Pierre et Raoul BOUDREAU, « Identité(s), poème inédit de Gérald Leblanc »dans Revue de l’Université de Moncton, vol. 38, no. 1, 2007. p. 177. (Selon les auteurs de l’article, le poème aurait été lu en 1999 au Festival International de poésie de Trois-Rivières.)

[xii] LEBLANC, Gérald, Lieux transitoires, Michel Henry éditeur, p. 18. (1986)

[xiii] LEBLANC, Gérald, Éloge du chiac, Éditions Perce-Neige, p. 116. (1995)

[xiv] LEBLANC, Gérald, Éloge du chiac, Éditions Perce-Neige, p. 14. (1995)

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