Marvin en vadrouille

3
Publicité
Quels livres gardera-t-on à portée de la main cet été, selon que l'on est du type casanier ou nomade, adepte du jardinage, du cyclisme ou de la dérive urbaine ? C'est à son correspondant spécial Marvin Courage que le libraire a demandé de trouver réponse à cette question dans le cadre d'une fantaisie sur le thème des lectures estivales. Rappelons que Courage, aussi connu sous le nom de « l'Avocat du jazz », est un jeune journaliste et chroniqueur musical d'origine haïtienne ayant grandi au Saguenay, dont certains disent qu'il ressemble à s'y méprendre à son créateur.

(Se) Cultiver en bord de mer

« L’été comme un enfant s’est installé sur mon dos. »

Ce n’est pas moi qui le dis, mais ce bon vieux Ferré dont les chansons tournent sans arrêt sur le lecteur laser de Jake depuis une semaine, allez savoir pourquoi. Faut croire que les journées ne rallongent pas sans qu’augmente du même coup une certaine mélancolie.

Mais de quoi pourrait-on bien se plaindre, après avoir passé des semaines à réclamer cette saison de tous les abandons ? Ne devrait-on pas au contraire se féliciter d’avoir survécu à cet hiver interminable et funeste, au cours duquel on a certes redouté que le cow-boy fondamentaliste protestant qui préside aux destinées des États-Unis ne foute le feu à la planète entière ?

Je sais, j’ai une méchante tendance à voir la vie en noir, mon chum Jake ne cesse de me le reprocher. Je n’y peux rien : atavisme de nègre. Depuis des années, Michel Jacob (Jake, pour les potes !) et moi sommes voisins de palier dans une de ces anciennes manufactures du Mile-End reconverties en immeubles à appartements. Vu que nous gagnons tous deux notre croûte à la pige (lui comme photographe, moi comme journaliste), nous n’avons pas tardé à sympathiser et même à collaborer à quelques reprises sur des reportages pour des magazines qui ne payaient pas trop mal. Nous avions même parlé de remettre ça cet été, un magazine français m’ayant commandé un reportage illustré portant sur les divers festivals musicaux de l’été québécois. Du Festival d’été de Québec aux festivals de jazz de Montréal puis de Rimouski, en passant par le Festival de musique incroyable de Saint-Fortunat, le Festival de musique classique de Lanaudière… et le Festival de la bombarde de Saint-Glinglin tant qu’à faire, il y en a effectivement pour tous les goûts. Hélas, Jake m’a informé l’autre jour que je devrais en fin de compte me trouver un autre complice… Pour lui, ce serait repos total (ou presque) tout l’été…

— Tu sais ce que c’est, Marvin : j’ai pas pris de vacances depuis des siècles.
— Des siècles, vraiment? Ça alors, je ne te croyais pas si âgé…

Jake me tire la langue. J’enchaîne néanmoins.

— Mais t’es sérieux ? Je croyais que l’été était la saison la plus payante pour un photographe…
— J’ai plus l’âge de courir les mariages d’un bout à l’autre de la province ! Pour une fois que j’ai assez de réserves pour m’autoriser une pause bien méritée, je me retire dans mes terres jusqu’à la mi-août !

Une figure de style, s’entend. Comme moi, Jake a grandi en région — selon le mot cher aux montréalocentristes. Par « se retirer dans ses terres », il veut dire passer quelque temps chez ses vieux, près de Percé.

— Rends-toi utile, Marvin : « allume-nous » donc deux bières, pendant que je fais mes valises pour demain…

Impossible de ne pas sourire en entendant son expression fétiche. Je nous décapsule deux Corona bien frappées, glisse un quartier de lime dans chaque goulot.

Mon regard s’arrête sur la liste qui traîne sur le comptoir-lunch. Jake y a griffonné les titres d’une douzaine de livres, recommandés par Isabelle, notre libraire fétiche. Pour Jake, le repos total n’équivaut pas à l’arrêt complet des fonctions cérébrales, au contraire, mais à harmoniser ses lectures avec ses occupations estivales. L’air salin de sa Gaspésie natale, le vaste jardin à aménager de sa mère et sa propension à l’hédonisme ont guidé ses choix vers le rayon « Nature et vie », pour ainsi dire :

Aménagement paysager pour le Québec, Larry Hodgson & Judith Adam, Broquet
Les Oiseaux du Québec, Suzanne Brûlotte, Broquet
Cuisiner au barbecue, Matthew Drennan, Hachette
La Gaspésie : Ses paysages, son histoire, ses gens, ses attraits, Paul Laramée & Marie-José Auclair, Éditions de l’Homme
La Bible du potager, Edward Clarke Smith, Éditions de l’Homme
La Gastronomie en plein air, Odile Dumais, Québec Amérique
Le Guide des oiseaux du Québec et de l’Est de l’Amérique du Nord, Roger Tory Peterson, Broquet
Les Fruits du Québec : Histoire et tradition des douceurs, Paul-Louis Martin, Septentrion
Les Oiseaux et l’amour, Jean Léveillé, Éditions de l’Homme
Parc du Bois-de-Coulonge, Frédéric Smith, Fides, coll. Guide des jardins du Québec
Techniques de jardinage, Albert Mondor, Éditions de l’Homme
Un jardin en ville, Pierre-Alexandre Risser, Solar

Souvenirs d’Un homme et son péché : mentalement, j’additionne les prix de tous ces bouquins. Viande à chien, son hiver a été manifestement plus lucratif que je ne l’imaginais… !

— Tu comptes acheter et lire tout ça ?
— Oui et non. Je compte en offrir.
— Des bouquins sur les oiseaux et l’amour, des livres de recettes ? Hmmm, ça sent l’entreprise de séduction… Je la connais ?
— Ce que tu peux avoir l’esprit mal tourné, des fois. Je ne pense pas qu’à ÇA, moi. Les livres de cuisine et de jardinage, c’est pour moi. Pour qu’un jardin rivalise avec l’éden, il lui faut deux choses : une gueule d’enfer et un barbecue digne de ce nom, c’est-à-dire où l’on fera cuire autre chose que les traditionnels hot dogs et hamburgers…

— Arrête, tu me mets l’eau à la bouche ! Et les autres…
— Les autres, je les ramène à ma mère, dont tu connais la fascination pour les oiseaux. Et puis, y en a deux pour toi, aussi….

J’arque un sourcil, interloqué.

— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ?
— D’abord, j’ai pensé te donner l’album de Laramée et Auclair, pour t’inciter à me visiter, depuis le temps…
— Et l’autre ?
— Celui de Risser; comme ça, fleur de macadam, si jamais tu ne mets pas un pied hors de Montréal de tout l’été, tu sauras les plaisirs dont tu te prives et qui sont pourtant à ta portée…

Sacré Jake ! Je lève mon bock et nous trinquons aux doux vertiges que nous promet le soleil.

Pour le repos des neurones

— Marvin Courage, ça parle au diable ! s’exclame Isabel, à demi surprise, dont le panier vient de heurter le mien au détour d’une allée.

Le hasard n’existe pas en dehors des romans de Paul Auster, j’en conviens volontiers, mais comment expliquer autrement que je croise toujours Ghislain et Isabel à cette épicerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à ces heures indues où l’on ne s’imaginerait jamais croiser un vieux couple d’intellos gauchistes pourtant bien ancré dans des habitudes casanières ?

— Il est passé minuit, mon Ghislain : ne me dis pas que tu vas manger de la pizza surgelée à l’heure du loup ! Tant qu’à vouloir provoquer des cauchemars, pourquoi ne pas te taper le plus récent Stephen King à la place ?

— C’est ce que je lui avais moi-même dit, Marvin, répond Isabel. Mais tu connais, mon chum : si c’est populaire, il n’y touchera pas même avec une perche de trois mètres… !

Nous le taquinons, Ghislain le sait mais il fait néanmoins mine de prendre ombrage de la suggestion. Au fond, nous avons à peine exagéré : jamais, ô grand jamais ce distingué professeur de littérature française n’oserait s’aventurer dans les pages d’un roman du Roi de l’épouvante ! Des fois qu’il en perdrait sa chaire universitaire !

— De toute façon, pour les sensations fortes, je préfère infiniment Clive Barker à Stephen King, vous saurez, lance Ghislain qui refuse son étiquette de snob.

Je leur fais la bise tour à tour. Ghislain, Isabel et moi ne sommes pas intimes à proprement parler, mais je les aime bien. Ils sont de cette espèce de baby-boomers, moins nombreuse qu’on le souhaiterait, qui n’ont jamais renoncé à leurs idéaux de jeunesse. Cette constance, cette fidélité à soi-même me réconforte, en ces temps lugubres où des gens prétendument sensés ont fini par gober l’idée saugrenue que l’économie de marché est synonyme de démocratie.

— Mais dites-moi, les amoureux : il va ressembler à quoi, votre été ?
— Des vacances ben tranquilles en ville !
— Quelques semaines à la campagne !

Ils m’ont balancé ces réponses contradictoires simultanément, si bien que je ne suis plus sûr de pouvoir distinguer celui qui penche pour le béton, de celui qui rêve d’espaces ruraux.

— Il va falloir qu’on se consulte…, reconnaît Isabel, dont les joues rosissent légèrement.
— Négocier serré, oui, grince son vieux matou.

Il m’amuse, ce petit couple en apparence dépareillé : la libraire et le prof de lettres ! Tiens, voilà qui pourrait faire un bon titre pour un nouveau dessin animé de Disney, non ? Autant Isabel cultive son allure cool et vaguement grano, autant Ghislain projette l’image de l’intellectuel un peu coincé, à cheval sur des principes aussi rigoureux que désuets.

— Chose sûre, enchaîne Ghislain, dès que j’ai terminé de corriger les travaux de mes sempiternels retardataires, je me plonge dans les pages d’un bon livre !
— Excellente idée : j’ai même quelques suggestions à te faire…

Nous cheminons entre les allées de l’épicerie, en causant littérature pour faire changement. De toute évidence, le seul terrain sur lequel ils sont assurés de toujours s’entendre, c’est l’importance des livres dans leur vie quotidienne. Il vous faudrait voir leur condo, presque au coin de la rue Bernard : partout, des étagères et des étagères débordant de volumes de toutes sortes et de tous formats.

Cela étant dit, s’ils partagent cet amour de l’objet littéraire, Ghislain et Isabel n’ont pas forcément les mêmes goûts. Aux livres que la libraire a sélectionnés pour sa vitrine, le prof préfère ceux qui correspondent mieux à sa conception de la littérature. Des goûts et des couleurs, comme dit souvent ma mère, philosophe… Ne mélangeons pas les choux et les carottes, en d’autres termes.
Rendus à la caisse, nous en sommes encore à débattre des mérites d’auteurs aussi différents que Pierre Morency, Tahar Ben Jelloun, Siri Hustvedt et John Grisham, et de genres aussi distincts que le thriller, le roman réaliste fin de siècle ou le roman philosophique. J’essaie de mémoriser tous ces titres jusqu’à ma prochaine visite en librairie —après tout, je n’ai moi-même pas encore décidé des livres qui m’accompagneraient dans les semaines à venir. Sur la liste figurent bien des noms familiers, mais aussi quelques inconnus qu’on m’invite à découvrir…

À l’heure du loup, Pierre Morency, Boréal
Abarat, Clive Barker, Albin Michel, coll. Wiz
Amours sorcières, Tahar Ben Jelloun, Seuil, coll. Cadre rouge
Balcon sur la Méditerranée, Nedim Gürsel, Seuil, coll. Cadre vert
Carnets de naufrage, Guillaume Vigneault, Boréal Compact
Comenius ou l’art sacré de l’éducation, Jean Bédard, JC Lattès
Gone, baby, gone, Dennis Lehane, Rivages, coll. Thriller
Imprimatur, Rita Monaldi et Francesco Sorti, JC Lattès
L’Héritage, John Grisham, Robert Laffont
La Terre et le ciel de Jacques Dorme, Andreï Makine, Mercure de France
Sans sang, Alessandro Baricco, Albin Michel
Sept jours pour une éternité, Marc Lévy, Robert Laffont
Tout ce que j’aimais, Siri Hustvedt, Leméac/Actes Sud
Tout là-bas, Arlette Cousture, Libre Expression
Une adoration, Nancy Huston, Leméac/Actes Sud
Volkswagen Blues, Jacques Poulin, Babel

Nos chemins se séparent sur le trottoir, quand je décide de mettre fin à la discussion, sinon Ghislain et Isabel auraient facilement pu me prendre à témoin de leurs dissensions.

— Surtout, ne te gêne pas pour passer à la librairie, me lance Isabel. Je te refilerai les romans de l’été…
— Mieux que ça, viens souper à la maison un de ces soirs. J’ai quelques nouveaux CD de jazz qui pourraient t’intéresser…
— Je ne dis pas non, Ghislain : à condition bien sûr que tu me serves autre chose que de la pizza surgelée !

Voir du pays

Le retour de ces trop rares journées chaudes que nous octroie chaque année comme une faveur notre maudit climat ne me fait pas oublier mes obligations : factures à payer, dates de tombée à respecter et mille appels à retourner. Dans ma boîte vocale, parmi les messages de mes divers créanciers, la voix enjouée de Cynthia fait figure d’éclaircie au milieu de noirs nuages. Nul besoin d’écouter le message jusqu’au bout ni de consulter mon agenda avant de rappeler. Le numéro de téléphone de cette Vénus-Caraïbe m’est aussi familier que la localisation du repaire d’Oussama Ben Laden l’est pour les services secrets américains… (Oui, oui, mais pourquoi appréhender quelqu’un dont la liberté permet de justifier la poursuite d’une campagne militaire si profitable pendant un temps indéterminé… ?)

— Marvin !
— Ciel ! Comment sais-tu que c’est moi ? Je n’ai pas encore prononcé le moindre mot…
— Tu aimerais sans doute entendre qu’un sixième sens m’avertisse que mon image traverse ton esprit…
— …mais pas l’afficheur de ton cellulaire, je sais. Snif !
— Désolée de te briser le cœur, doudou. Tiens, pour te consoler, que dirais-tu d’un pichet de sangria sur une terrasse ensoleillée ?

Comme disait mon père, paix à son âme, demande-t-on à un cimetière s’il veut des cadavres ?

En fin d’après-midi, je la retrouve sur une terrasse bondée; autour de nous, des étudiants fort bruyants qui n’en finissent plus d’arroser la fin du semestre, mais aussi quelques habitués plus discrets, des artistes bohèmes, des fonctionnaires, des vacanciers issus d’horizons divers.

Cynthia a enfourché son fidèle vélo pour venir me rejoindre. Sa combinaison de spandex moulante ne laisse pas grand détail de son physique d’athlète à l’imagination. Je ne peux m’empêcher de la considérer avec un brin de lubricité dans le regard. Y a pas à dire : mon amie tient la forme, la grande forme même.

— T’as fini de me détailler comme ça, vieux cochon ? feint-elle de s’indigner. Je me sens toute nue quand tu me fixes avec ces yeux-là !
— Mais tu ES toute nue, mon amour…

Ce n’est pas encore la canicule, mais presque. Mon amie et moi partageons un pichet de sangria, fraîche et légèrement acidulée. Cynthia a englouti ses deux premières coupes d’un trait, à croire qu’il s’agissait de Kool Aid. Ce qui n’est pas loin d’être le cas, compte tenu de la faible teneur en alcool de la boisson qu’on nous a servie.

— Alors, des projets pour l’été ? me lance-t-elle, du tac au tac.
— Rien de particulier encore. Pourquoi ? As-tu quelque proposition indécente à me faire ? laissé-je tomber avec l’intonation la plus licencieuse de mon répertoire.
— Dans tes rêves, oui !

Elle et moi sommes suffisamment intimes pour nous permettre ce genre d’échange. Avant d’être les meilleurs amis du monde, nous avons été un temps amants — mais je dois avouer, avec un chouia d’embarras, que je n’étais tout simplement pas suffisamment en forme pour me colleter avec une pareille dynamo qui carbure à la bouffe santé et aux drinks énergétiques ! Ah, le poids des années…

— Sans déconner, Marvin, ça te tenterait, un tour du Québec à vélo ?
— Autant qu’un traitement de canal, que je lui réponds tout de go.

Non, mais vous m’imaginez, pédalant comme un déchaîné et haletant comme un asthmatique dans son sillage, juste pour maintenir une distance raisonnable entre elle et moi ? Très peu pour moi, merci. Il n’y a pour moi qu’un seul avantage à cette posture embarrassante, c’est la vue imprenable et incomparable que celle-ci m’offrirait sur le fort joli arrière-train de cette déesse café au lait — à condition, encore une foi, de savoir maintenir une distance raisonnable entre elle et moi…

— Non, mais t’as fini de fantasmer, pervers polymorphe de mes deux… ? J’étais gamine quand mes parents sont venus à Montréal et, j’ai honte de l’admettre, mais je connais assez peu le reste de la province…

Son cas est assez courant, chez les enfants d’immigrants. Mais contrairement à Cynthia, j’ai grandi en dehors de la métropole, ne m’y suis installé que très tard, après avoir bossé comme le nègre que je suis dans des petits hebdos un peu partout en province… De la terrasse à la librairie où travaille Isabel, il n’y a qu’un pas… Dommage que mon amie libraire n’y soit pas : peut-être est-elle parvenue à convaincre son matou de la suivre en campagne, qui sait ? Quoi qu’il en soit, Cynthia et moi bouquinons dans la fraîcheur bienvenue du climatiseur. Que recommander à une mordue de plein air, de voyage et de sports ?

À la table des écrivains russes, L. Cathala-Galinskaia, Éditions de l’Aube
Circuits de vélo au cœur des plus beaux villages du Québec, Les 400 coups
Les Plages et les grèves de la Gaspésie, Josée Kaltenback, Fides
Guide du plein air au Québec, Trimédia Communication inc
La Nature du Québec, Éditions GID
Le Fjord du Saguenay, Collectif, Trécarré
Le Monde de Victor Hugo, Claude Malecot, Éditions du Patrimoine
Le Plein air au Québec, Collectif, Trimedia Communications, coll. Espaces
Le Québec cyclable, Collectif, Ulysse
Les Aventurières, Barbara Hodgson, Seuil
Les Nœuds : Le Grand Livre pratique, Geoffrey Budworth, Éditions de l’Homme
Vers la mer, Claude Bouchard & Robert Baronet, Publications du Québec, coll. Coin de pays

— Je ne pourrai pas acheter tout ça…, commence-t-elle.
— T’es pas obligée, trésor. Fais un choix.
— Pourquoi ces livres sur les écrivains russes et sur Hugo ?
— Ben quoi ? À part les incultes responsables de la promo de RDS, nul n’a jamais dit que culture et sports sont incompatibles…
— Et ces livres sur la Gaspésie ? s’enquiert-elle en fronçant les sourcils.
— Mon pote Jake passe les vacances près de Percé. Si jamais je décide de t’accompagner, ce serait amusant de pousser jusque là-bas pour faire un peu de camping sauvage sur ses terres… J’ai un grand sac de couchage, tu sais…
— Incorrigible Marvin ! soupire Cynthia. Me semblait ben que tu réussirais à ramener ça à une histoire de couchette…

L’Été en ville

Sur le ghetto blaster, Miles égrène les notes d’une de ces ballades spleenétiques dont lui seul a le secret. Summer Nights : tout à fait de circonstances, pas vrai? Ce soir, j’ai réuni une poignée de copains autour d’une paella maison comme je n’en avais pas préparé depuis des lustres et au diable les régimes minceur de Montignac ! Le vin a coulé à flots, comme de raison. Comment d’ailleurs aurait-il pu en être autrement, alors que j’avais chargé mon ami André de jouer les sommeliers — pour une fois qu’il pouvait se libérer de ses accaparantes activités de supervision d’événements culturels !

Sur la terrasse qui chapeaute mon immeuble, nous sirotons nos digestifs dans ce silence qui n’en est pas un. Sous un ciel rosé par les lumières de la ville, la brise charrie des échos et des rumeurs nocturnes. La grande ville ne dort jamais ou si peu, c’est connu. Nous y avons néanmoins plus de chances d’y trouver le répit que les inspecteurs de l’ONU n’en ont de trouver en Irak quelque arme de destruction massive !

À peine l’été commence-t-il qu’on se prend à souhaiter qu’il ne finisse jamais, pauvres rêveurs ! Tour à tour, chacun de mes invités expose son programme pour la belle saison. Les projets sont divers, parfois contradictoires, même chez des gens aussi casaniers que mes convives.

— En tous cas, personnellement, j’ai pas l’intention de mettre un pied hors de Montréal, de nous prévenir Jean-Pierre, quasiment sur le ton de l’ultimatum.
— Sauf pour aller au Musée national des beaux-arts du Québec et au Musée de la civilisation, on le sait! d’enchaîner son amant, Luis, en faisant la moue. Monsieur a l’intention de passer tout l’été enfermé dans les musées.
— Comment, J.P. ? Tu ne prendras même pas part au défilé de la fierté gaie ? que je lui balance, rien que pour le narguer.
— Ouais, c’est important de prendre de l’air… autre que conditionné, s’entend ! lance Cynthia, dont le sarcasme s’adresse plutôt à moi.

Adepte du jogging dans les parcs et ruelles de la métropole, de Westmount à Hochelaga-Maisonneuve, Luis ne peut faire autrement qu’approuver.

— Moi, j’ai bien l’intention de redécouvrir Montréal à pied…
— Mieux : rêver d’autres villes, New York, Paris, Venise, Saint-Pétersbourg, surenchérit André en servant à tous et à toutes une nouvelle rasade de porto.
— Et Saint-Glinglin, tu oublies Saint-Glinglin!
— Si tu y tiens, Marvin !

Au loin, un chien aboie à la lune, comme pour signifier son accord.
Ça fait déjà quelques minutes que le CD est terminé. Je m’approche du lecteur, avec l’idée de mettre un autre disque.

— Pas encore du jazz, j’espère ? s’inquiète Jean-Pierre. Me semble qu’on en assez écouté de ta musique de croque-morts. T’aurais pas autre chose de plus… comment dire… de plus groovy ?
— Qu’est-ce que t’as envie d’entendre, J.P. : du Beau Dommage?

Cette boutade me vaut un regard venimeux de mon ami, mais c’est de bonne guerre.

— Ohé, Marvin : une perle des Antilles comme toi, jamais je croirai que t’as pas un peu de musique de chez nous dans tes platines, fait Luis.

De bonne grâce, j’ai remplacé Miles par une compile de musique cubaine. Le sourire fendu jusqu’aux oreilles, Luc bondit sur pieds, roule des épaules et des hanches de manière lascive et tente d’obliger J.P. à danser la salsa avec lui. Devant le refus de son chum, il se tourne vers Cynthia qui ne se fait pas prier.

— Hey, tu peux monter le son, deejay ? de me demander Luis, rayonnant.
— Et risquer d’ameuter tous les flics du Mile-End ? Déjà que tes déhanchements pourraient te valoir d’être inculpé pour grossière indécence.

J’ajuste néanmoins le volume de la musique, la bamboula ayant ses raisons que la raison ignore. Malgré la salsa, hot à souhait, nous poursuivons notre échange en abordant inévitablement le sujet des livres reliés de près ou de loin à nos projets de vacances respectifs — déformation professionnelle oblige.

Promenades montréalaises, Hélène Laperrière, Fides
Œuvres de femmes québécoises 1860-1961, Lucie Desrochers, Publications du Québec
Gratia Dei : Les Chemins du Moyen Âge, Didier Méhu, Fides/Musée de la civilisation
Enfermés dehors, Julie Durocher, Alain Stanké
20 h 17 rue Darling, Bernard Emond, Lux
La Tête de Philippi, Philippe Jean Poirier, Stanké
La Chanson québécoise en question, Robert Léger, Québec Amérique
New-Yorkaises, Laura Jacobs, Rivages
Cuba musical, Eric Labo, Romain Pages
Venise, la ville et son architecture, Richard Gay, Phaidon
Saint-Pétersbourg, Robert Laffont, coll. Bouquins
Paris, Claude Ponti, École des loisirs

Comme de raison, André s’inquiète de voir achever la bouteille de Tawny, notre troisième de la soirée. Qu’à cela ne tienne : inspirés par la réserve inépuisable de Corona dans la glacière, la plupart de mes convives sont retournés à la bière. En versant dans sa coupe la dernière larme de porto, André donne néanmoins l’impression d’être sur le point d’éclater en sanglots…

— Allez, faut pas t’en faire, elle va revenir, celle que tu aimes, lui dis-je avec une petite tape sur l’épaule, en citant une réplique de son album d’Astérix préféré.

Il esquisse un sourire et sort de son sac une autre bouteille, du porto blanc cette fois.

— Allons, Marvin, tu me connais mieux que ça, je crois, me répond-il avec un clin d’œil.

Mon sourire est le reflet du sien. Je balaie du regard le ciel ennuagé où percent néanmoins quelques étoiles aux lueurs incertaines. À la campagne ou en ville, au bord de mer ou sur la route, qu’importe : l’été est bien là, à attendre qu’on y croque à pleines dents comme dans un fruit juteux.

Je propose un toast : aux voyages immobiles que nous proposent les livres, beau temps mauvais temps. N’en déplaise à Mallarmé, comment la chair pourrait-elle être triste alors qu’il est impossible d’avoir lu tous les livres… ?

Publicité