On entre dans la poésie de Marie Uguay comme on marche sur une plage du Québec en novembre, la beauté du décor figée dans une saison à venir ou révolue selon l’œil qui l’observe. L’ambiance est souvent maritime chez cette Montréalaise d’origine, la lumière qui émane de ses mots est diffuse, filtrée à travers deux œuvres complémentaires, qui s’ajoutent à ses recueils et donnent à sa voix une intonation particulière : Signe et rumeur (1976), écrit avant ses problèmes de santé, est teinté de lassitude; L’outre-vie (1979), témoin de son combat contre la maladie, exulte le besoin de nuancer le réel; et Autoportraits (1982), publié à titre posthume, cherche à dépasser les nuages qui s’amoncellent au-dessus de sa tête. Les trois recueils de Marie Uguay ne forment plus qu’un aujourd’hui, réunis sous le titre Poèmes. À ce triptyque s’ajoute désormais le documentaire de Jean-Claude Labrecque filmé quelques semaines avant son décès, où la poétesse livre un témoignage aussi touchant que lucide. Quinze ans plus tard, son Journal vient compléter le tableau, nous permettant d’entendre sa voix au jour le jour alors qu’elle se bat pour survivre.

« Nul ne doit lire ces lignes, elles serviront peut-être plus tard à un roman. Pour l’instant elles demeurent des armes vives », écrit-elle dans son Journal le 20 novembre 1977. On vient de lui couper la jambe. Un mois plus tôt, les médecins lui ont diagnostiqué un cancer des os. Pour le lecteur, une impression de voyeurisme s’installe. Ce Journal est une œuvre à part entière, poétique, viscéral et intime. Elle se sent à l’abri dans ses cahiers de notes. La poétesse flirte avec la prose, dresse le portrait d’une ville qu’elle aime pour ses défauts, d’une citoyenne engagée. Elle s’inquiète du sort des femmes et de ce que les nationalistes nomment la mère patrie. C’est en lisant Les rêveries d’un promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau qu’elle découvre le pouvoir des mots, une description sensible de la nature. L’impression de ne pas exister qui hante son premier recueil Signe et rumeur fait place à l’outre-vie. « L’outre-vie, c’est quand on n’est pas encore dans la vie, qu’on regarde, que l’on cherche à y entrer. […] Traverser l’opacité du silence et inventer nos existences, nos amours, là où il n’y a plus de fatalité d’aucune sorte. » C’est dans l’outre-vie que l’amour apparaît, que les couleurs se remplissent de nuances. On ne peut pas lire Marie Uguay sans voir les saisons, le cycle de la nature autrefois rassurant, promesse d’avenir, devenir son ennemi. Le temps lui échappe. De 19 à 23 ans, elle a l’impression d’être unique et puis c’est l’éclatement. L’outre-vie et Autoportraits sont une tentative de recoller les morceaux. « Mon corps se défait avant de te rejoindre. » Elle veut s’affranchir de la métaphore de l’océan, cherche la splendeur dans les choses ordinaires. Il faut lire la description qu’elle fait de Montréal le 17 janvier 1979 dans son Journal, comment une ville peut devenir le miroir de soi.

Aujourd’hui, l’œuvre de Marie Uguay est indissociable de son destin tragique, comme pour d’autres grands poètes avant elle. Peut-être y doit-elle sa postérité. Sa mort précoce met en lumière son urgence de vivre. Autoportraits, son dernier recueil, est à fleur de peau. Dans son Journal, on note un regain d’énergie après des pages et des pages d’angoisse. Elle entrevoit un avenir. Dans le documentaire qui lui est consacré, on remarque qu’elle porte un appareil dentaire. La mort ne tient pas une grande place dans son discours, mise à part cette référence aux ronds que laisse une roche qui tombe dans l’eau, plus poétique que morbide. Rien ne laisse croire qu’elle va mourir dans quelques semaines. C’est une poétesse ancrée dans son époque, lucide face à la société et déterminée à compléter une œuvre en construction. « Ça prend du temps, former un écrivain », confie-t-elle au réalisateur. Au début de son Journal, elle parle d’écrire un roman et, de fait, les poèmes en prose se multiplient à partir de L’outre-vie et culminent en marge d’Autoportraits. On ne peut que rêver du roman qu’elle avait en tête. Par la force des choses, c’est son Journal qui tient ce rôle aujourd’hui, en étant suffisamment littéraire pour répondre aux exigences du lecteur le plus sévère. Il s’agit d’une œuvre où la part de fiction repose sur la promesse d’un avenir.

Photo : © Stéphan Kovacs

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