Les éditeurs se prononcent : « Comment décririez-vous la littérature québécoise, en 2016? »

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Jean Bernier, directeur de l’édition chez Boréal, répond :
Quand on se balade dans les Jardins de Métis, on nous explique que l’extraordinaire variété de plantes qu’on y trouve est le fait du microclimat qui y règne. De la même manière, la seule façon d’expliquer l’étonnante vitalité et variété de la littérature québécoise est de reconnaître que le Québec constitue un microclimat littéraire. Des formes et des genres florissant partout en Occident donnent ici, dans la langue française qui n’est pas indigène à notre aire géographique, des fleurs différentes. Le trait distinctif? Un grand souci de la forme qui ne renonce jamais à l’émotion, à la sensibilité. Et vice versa. Ainsi, une Marie-Claire Blais cueille les derniers fruits de la modernité tout en fondant son œuvre sur son empathie pour les déshérités de la terre, tandis qu’un Louis Hamelin donne des récits fortement réalistes dans la grande tradition anglo-saxonne, mais sans jamais reléguer au second plan ses préoccupations formelles.

Mélanie Vincelette, éditrice chez Marchand de feuilles, répond :
La littérature québécoise est de plus en plus une littérature engagée, ne serait-ce que par le simple fait d’écrire en français en Amérique du Nord alors que le monde autour de nous se resserre. Mais son feu roule encore et ses écrivains restent les gardiens de notre culture. Ce que j’aime de la littérature québécoise en 2016 est son petit côté autoethnographique, son désir d’une nouvelle archéologie des ancêtres. Elle explore le passé avec un regard nouveau combinant l’humour et la noirceur, la beauté et l’étrangeté. Une part de sa beauté réside dans sa langue plus que dans les intrigues qu’elle nous propose. Elle est lumineuse et parfois obscure, car elle laisse aussi une place à une des générations les plus pessimistes et ironiques qui n’ait jamais vécu sur Terre : la génération X.

Maxime Raymond, directeur littéraire des Éditions de Ta Mère, répond :
La littérature québécoise d’aujourd’hui me semble être à un drôle de carrefour. D’un côté, l’apparition, dans les dix dernières années, d’un nombre impressionnant de maisons d’édition jeunes, dynamiques et hétéroclites a donné un sérieux et nécessaire coup de fouet à la production d’ici. D’un autre côté, malgré le fait que les gens n’ont jamais autant lu qu’aujourd’hui, on assiste à un désengagement du public envers les livres, surtout chez les jeunes. On n’a jamais autant écrit et publié, et la littérature n’a jamais été aussi nichée. Est-ce que, dans plusieurs années, nous serons vus comme les derniers irréductibles Gaulois, ou est-ce que notre dynamisme actuel poussera la littérature à se réinventer suffisamment pour reprendre une place prépondérante dans le discours culturel et social qui nous définit? L’avantage, dans cette situation, c’est que tout est encore à inventer.

Marie-Eve Gélinas, éditrice au Groupe Librex, répond :
La littérature québécoise est en bouillonnement. Sa vitalité a créé en édition une cohabitation de maisons d’expérience et de jeunes maisons, qui s’enrichissent les unes les autres de leur sagesse et de leur audace. Le foisonnement de l’offre pousse à l’innovation, au dépassement, et un bel esprit de communauté anime les artisans du livre et les auteurs. La littérature québécoise est fière, elle n’a rien à envier aux autres et elle le sait. Ses particularités attirent la curiosité du reste du monde, séduisent au-delà des frontières. Elle est cependant peu mise de l’avant par les médias, ce qui ne l’aide pas à trouver son public, sollicité de toutes parts par de multiples options de divertissement. Elle parle fort, sa voix est claire, mais elle aurait besoin qu’on l’aide à se faire entendre.

Geneviève Thibault, éditrice au Cheval d’août, répond :
La question piège! La littérature québécoise en 2016 dépendra des conditions d’existence des gens qui l’écrivent, la vendent, l’enseignent et la lisent. Les livres qui se rendent encore jusqu’à nous sont ceux que l’on partage le plus grand nombre de fois sur Facebook. Vous lisez moins qu’il y a cinq ans, et moi aussi.  Les écrits se multiplient; pourtant, nous évoluons dans un cercle invisible et étroit, celui de nos « amis », que nous sommes venus à prendre pour le monde, ce qui fait que notre indifférence grandit à mesure que notre réalité se fragmente.

Je pourrais vous parler, en 2016, du triomphe des écritures du moi et de la narrative non-fiction, de l’effritement de l’espace critique, de l’émergence des littératures autochtones, du retour du politique – toutes ces jeunes guerrières, filles de Suzanne Jacob et de Joséphine Bacon – ou du vivoir de la poésie, mais je préférerais rester honnête. En 2016, la littérature n’appartient plus à tout le monde, elle est devenue une affaire de communautés. C’est pourquoi les écrivains qui m’intéressent sont ceux qui en ont contre nos misères et qui transforment leur colère en un élan vital vers les autres. J’aimerais les en remercier, comme tous les passeurs persistants de nos littératures, en particulier les enseignants et les libraires.

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