La correspondance du docteur Ferron

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Ce n'est pas un secret d'affirmer que la littérature intime, de par le rapport qu'elle entretient avec le réel, est celle d'une «vraisemblance» qui cherche à se révéler à un lectorat voyeur, curieux d'observer les soubresauts d'une existence autre que la sienne. La correspondance d'écrivains est certainement une façon fascinante de connaître l'intimité de voix littéraires, tout en conservant l'illusion du réel. Elle permet sans doute de comprendre ce qui a généré l'oeuvre de toute une vie.

Jacques Ferron (1921-1985) disparaissait il y a vingt ans, le 22 avril 1985. Parus en décembre 2004, les derniers Cahiers Jacques-Ferron (Lanctôt) nous font connaître deux nouvelles correspondances.
Cet article est d’abord paru dans la revue Lettres québécoises (n°118, été 2005).

Pour plonger au coeur de deux époques différentes

Tenir boutique d’esprit (1941-1965) et «Nous ferons nos comptes plus tard» (1962-1983) couvrent plus de quarante ans dans la vie du médecin, rectifions : de l’écrivain, Jacques Ferron (1941-1983). S’entretenant tantôt avec celui qu’il considère comme son maître d’écriture (Pierre Baillargeon), tantôt avec son disciple (André Major), c’est d’une carrière consacrée aux lettres (sans jeu de mots) qu’il est principalement question ici. L’intérêt du premier ouvrage tient surtout à la qualité de ses échanges intellectuels dans un Québec encore bien conservateur, alors que l’intérêt du second est plus lié à une illustration de l’effervescence des années soixante-dix sur laquelle se détachent les propos des interlocuteurs.

Tenir boutique d’esprit

Le jeune Ferron est étudiant à l’Université Laval au moment où débute ce cycle épistolaire avec l’un des intellectuels québécois les plus remarqués dans les milieux culturels et littéraires de l’après-guerre, son ami Pierre Baillargeon, ex-condisciple de collège, qu’il considère alors comme son maître : «Votre personnage m’importe, mais m’importe davantage le rôle, que je vous ai confié, sans que vous l’ayez recherché, d’être au-dessus de moi et d’être aussi mon maître. […] Si vous partez, vous ne laissez que farce derrière vous et je ne suis plus qu’un brigand tout cru.» (p. 129) C’est principalement de la Gaspésie, où il pratique une médecine qu’il n’aime pas (p. 66), dans un milieu qu’il considère hostile, presque en exil donc, qu’il prend plaisir à ces échanges littéraires différés : envoi de textes, commentaires critiques à propos de nouvelles parutions, etc. Ferron est catégorique : la médecine sert uniquement à assurer sa destinée, la première place étant assurément occupée par la littérature. D’ailleurs, sa définition de l’écrivain, «[…] un homme qui se plaint de n’être pas une femme entretenue» (p. 66), sert bien ce propos. Entre son apprentissage littéraire et ses réflexions sur l’état actuel de la «littérature canadienne» qui ne jouit d’aucun prestige (p. 74), Ferron nous rappelle que la «littérature française est la seule littérature moderne qui soit classique, c’est-à-dire formatrice» (p. 75).

Nous ferons nos comptes plus tard

C’est un Jacques Ferron qui a acquis une certaine autorité littéraire qui prend la parole dans ce deuxième tour d’échanges qui se veut, une fois encore, principalement centré sur les propos intellectuels des interlocuteurs, laissant, çà et là, dans des post-scriptum hâtifs, quelques traces d’intimité fort timides : «P.S. – Mon fils verra le jour en octobre.» (p. 65) Le jeune André Major, alors secrétaire aux Éditions du Jour, envoie une première lettre à Ferron, en mars 1962. Commence une relation épistolaire qui durera plus de deux décennies, relation qui est celle d’un maître et d’un disciple, mais, à travers eux, celle de deux générations d’écrivains qui discutent d’une littérature traversée par les préoccupations d’un Québec en pleine mutation. Des éléments importants s’enchaînent les uns aux autres : genèse puis création de la revue Parti pris (1963), sujets politiques et figures marquantes du temps — «C’est du strip-tease intellectuel. Trudeau pratique cette politique» (p. 70) —, mouvements de toutes sortes : «Je voulais me présenter Rhinocéros indépendant dans Verchères» (p. 70); «Le FLQ continue de me passionner.» (p. 45) Le joual, sujet d’actualité, y est même commenté et jugé inutile : «[…] le joual, non, vraiment, je ne vois pas comment cela exprimerait nos secrets. Langue de notre impuissance, le joual est muet. Et seule la langue française peut traduire notre réalité.» (p. 74)

Finalement, Tenir boutique d’esprit et «Nous ferons nos comptes plus tard», de par la qualité de leur discours (la recherche y est fort efficace), répondent autant à la curiosité du fan qu’à celle du néophyte intrigué…

Bibliographie :
Tenir boutique d’esprit. Correspondance et autres textes (1941-1965), Jacques Ferron et Pierre Baillargeon, Lanctôt, 146 p., 16,95 $.
«Nous ferons nos comptes plus tard». Correspondance (1962-1983), Jacques Ferron et André Major, Lanctôt, 126 p., 15,95 $.

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