L’intime étranger

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L'écrivain est souvent présenté comme celui qui demeure en retrait, celui qu'un léger décalage sépare toujours de sa vie. Ce serait depuis cet espace indéfini, jamais cartographié, qu'il écrirait. C'est peut-être ce qui explique que le regard qu'un auteur porte sur son pays semble toujours étranger. En écrivant sur une région où ils ont vécu une expérience, une époque ou toute une vie, des écrivains nous dévoilent les trésors et les failles oubliées du Québec et d'ailleurs.

Le tour du propriétaire

Qui mieux que l’habitant d’un lieu peut nous en faire découvrir les particularités et apprécier les attraits? La valeur des auteurs qui parlent de leur coin de pays ne se résume pas à cette fonction «touristique», évidemment. Mais qui niera que le paysage ajoute au plaisir de la lecture?

Parmi les explorateurs de régions du Québec, un nom s’impose: Michel Tremblay. Plus encore que le joual des personnages, c’est la langue classique et précise du narrateur des Chroniques du Plateau Mont-Royal qui ressuscite soixante ans de vie de quartier. Cette lecture rappelle ce sur quoi se sont édifiées les boutiques chics et les épiceries fines de la rue Mont-Royal.

C’est un Montréal bien différent que présente Dany Laferrière dans cet autre classique qu’est Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer (Typo, 192p., 11,95$). Fraîchement débarqué au Canada, Vieux Os, qui est en fait jeune et alerte, s’adonne à deux plaisirs dont les Québécois ne sont pas fervents: la sexualité et la réflexion. Certaines choses n’ont pas beaucoup changé depuis les années 1970…

Changement de cap: l’Abitibi. Richard Desjardins en a fait connaître la beauté noire et les paysages meurtris, mais peu de Québécois y sont allés. Jeanne sur les routes (XYZ, coll. Romanichels, 152 p., 22 $), le dernier roman de Jocelyne Saucier, parcourt l’étendue de ces terres nordiques à la recherche d’un passé communiste et amoureux: «On pourrait croire que je tourne en rond, que je m’use les sens, note la narratrice, alors que j’ai devant moi les fragments multipliés d’une histoire qui ne demande qu’à être décodée, racontée sans fin…»

Décédé en décembre dernier, l’écrivain Noël Audet est l’un des rares auteurs québécois à aborder le passé sans la moindre nostalgie. Son humour et ses narrations joueuses fouettent l’image figée de certaines régions, notamment sa Gaspésie natale. Ceux qui ont aimé L’Ombre de l’épervier retrouveront avec joie sa mer rieuse dans le moins connu Quand la voile faseille.

Le voyageur intérieur

Dans leurs écrits comme dans leur vie, plusieurs auteurs ont arpenté le territoire québécois jusque dans ses recoins les plus obscurs: «La tempête nous attendait à la sortie du bois. Elle soufflait de la mer et de ces rochers sinistres qui ont donné son nom au village : les Méchins. Je grelottais, les yeux fermés, transi jusqu’au fond de l’âme.» Originaire de Montréal, l’écrivain Jacques Ferron a tiré de ses années de médecin de campagne quelques contes aussi dépaysants qu’inquiétants (Contes, BQ, 286 p., 9,95 $). Sa phrase rapide et son humour caustique nous font douter que certains de ces textes aient plus de cinquante ans.

Le dernier livre de Louis Hamelin (Sauvages, Boréal, 276 p., 22,50 $) est un recueil de nouvelles qui fait passer le lecteur de Montréal à l’Abitibi, de Grand-Mère à Chibougamau, du rire franc au rire jaune. L’impression de voyage est d’autant plus grande que l’auteur nous force à écouter la mélodie du français — seule chose qu’on capte d’une langue inconnue. Sous sa plume, les mots se répondent, les expressions se défigent et l’esprit s’élargit.

Volkswagen blues de Jacques Poulin est l’un des rares road novels québécois. Parti à la recherche de son frère, le narrateur suit les Appalaches de Gaspé jusqu’aux Grands Lacs, puis traverse les États-Unis pour aboutir à San Francisco. Il découvre en route les mythes qui fondent son identité et celle de nombreux Québécois.

Dehors le monde

«Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses.» Cette phrase magnifique, qui ouvre Prochain épisode d’Hubert Aquin, traduit la quête de soi à laquelle invite le voyage hors des frontières connues. Dans ce roman trouble, un Québécois mène en Europe des actions révolutionnaires en vue de permettre au Québec d’accéder à l’autonomie. Arrêté dès son retour au pays, il raconte son histoire depuis la clinique psychiatrique où il attend son procès.

Moins politisée, Bérénice Einberg, l’héroïne et narratrice de L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme, sent, elle aussi, que son Québec natal ne lui permettra pas d’étancher sa soif de liberté. Elle quitte donc la petite île du Saint-Laurent où vit sa famille névrosée et trouve, d’abord à New York puis en Israël, un terreau plus fertile à l’épanouissement de sa révolte.

Dans un registre plus calme, Nikolski de Nicolas Dickner met lui aussi en scène l’étonnante certitude que nos racines sont ailleurs et qu’on ne les trouvera, paradoxalement, que dans le déracinement. Né dans les Prairies, Noah débarque à Montréal et poursuit des études jusque dans les mers des Caraïbes tandis que Joyce, native de Tête-à-la-Baleine, navigue sur les mers agitées de l’informatique. Quant au narrateur anonyme, il reste sagement à Montréal mais ne pense qu’à l’Alaska.

Enfin, pour un tour du monde en huit nouvelles plutôt qu’en quatre-vingts jours, il faut découvrir l’autre visage d’Alain Grandbois, celui du voyageur au long cours. On oublie souvent que les deux premiers ouvrages du poète sont des réécritures de récits de voyage connus: ceux de Louis Joliette et de Marco Polo. Dans son recueil de nouvelles intitulé Avant le chaos, Grandbois met à profit ses souvenirs exotiques, son approche dénudée de la langue et son cœur de bois tendre.

Bibliographie :
Chroniques du Plateau Mont-Royal, Michel Tremblay, Leméac/Actes Sud, coll. Thésaurus, 1171p., 42,95$
L’Ombre de l’épervier, Noël Audet, XYZ éditeur, coll. Romanichels Plus, 328p., 15$
Quand la voile faseille, Noël Audet, BQ, 199p., 8,95$
Volkswagen blues, Jacques Poulin, Actes sud, coll. Babel, 323p., 12,95$
Prochain épisode, Hubert Aquin, BQ, 384p., 11,95$
L’Avalée des avalés, Réjean Ducharme, Gallimard, Folio, 378p., 17,95$
Nikolski, Nicolas Dickner, Alto, 325p., 22,95$
Avant le chaos, Alain Grandbois, BQ, 245p., 9,95$

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