Histoire de famille

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Jean Royer incarne pour moi la figure du poète-lecteur. Auteur d'une oeuvre importante mais également grand lecteur de poèmes, il est avant tout un amoureux et un fervent défenseur de la poésie. J'ai pu le constater lors de ma rencontre avec lui à son appartement de la rue Saint-Hubert à Montréal. C'est entouré d'un nombre incalculable de plaquettes de poésie, d'une immense photo de Gaston Miron, d'un tableau de Roland Giguère et de nombreuses autres présences poétiques que Jean Royer m'a chaleureusement accueilli. Pour lui, cela ne fait aucun doute, les autres poètes constituent une véritable famille.

Né à Saint-Charles-de-Bellechasse en 1938, Jean Royer a publié une quinzaine de recueils. Fondateur de la revue Estuaire et animateur du groupe Poètes sur parole à Québec, il a été l’un des organisateurs de la fameuse Nuit de la Poésie présentée au Gesu à Montréal en 1970. Journaliste littéraire au Soleil dans les années 1970 puis responsable des pages culturelles et critique littéraire au Devoir de 1978 à 1991, il a réalisé des centaines d’entretiens avec des écrivains appartenant à vingt littératures du monde. On lui doit les célèbres entretiens avec Marie Uguay pour le film de Jean-Claude Labrecque, Marie Uguay (ONF 1982). Jean Royer est aujourd’hui président de l’Académie des lettres du Québec et de la Rencontre québécoise internationale des écrivains. Il vient de faire paraître deux livres : Poèmes de veille (Noroît) et, en collaboration avec le poète belge Yves Namur, Demeures du silence (Écrits des Forges).

Il y a une relation particulière entre vous et les autres poètes. J’ai le sentiment que vous êtes un de ces auteurs capables d’admiration.

J’ai la passion de la poésie et j’admire la réussite des mes confrères. Tant mieux si un de ceux-ci progresse dans son oeuvre et arrive à un langage plus précis. Les poètes sont mes frères, mes sœurs, mes phares, mes balises et des guides. Ils m’apprennent à regarder le monde. Mais l’admiration n’a jamais empêché une lecture critique. Par ailleurs, depuis que j’ai quitté le monde de l’édition, il y a quatre ans, la poésie me rattrape. J’ai repris ma fréquentation d’Héraclite et des Présocratiques, qui m’ont toujours fasciné, et cette quête a réveillé en moi les interrogations sur la mort et le langage. La poésie m’accompagne et, ayant davantage de temps à lui consacrer, elle me sollicite de plus en plus. Bien sûr, cette forme pose la question de l’être et du langage. J’ai commencé à explorer la question de l’être dans les poèmes sur l’amour, car c’est dans l’amour qu’on réfléchit sur l’être, sur soi et le rapport à l’autre. Puis, on continue de méditer sur le langage et s’impose alors une poésie plus métaphysique. La démarche des Poèmes de veille fait le lien entre les poèmes d’amour de mes précédents recueils et la réflexion sur le langage qui s’amplifie ici. C’est aussi un livre du détachement. Apprendre à se détacher du monde, c’est une façon d’apprivoiser la mort et d’accepter de quitter le monde autrement que dans la révolte de mourir. Se détacher du monde, c’est aussi une manière de comprendre l’amour.

Vous dites, dans Poèmes de veille, que « le don des morts est dans les mots/qui te regardent en silence ». Les mots seraient donc ce que les morts nous lèguent…

Oui, parce que les morts sont passés dans le langage. Quand on n’est plus là, il nous survit dans les autres et constitue cet héritage qui appartient à tout le monde. Les morts sont encore dans les mots. Les morts sont devenus nos poèmes de vie.

Mais la vie, elle est aussi dans les mots ?

Le langage est un terreau de la vie. C’est par lui que tu te définis dans la vie et navigues dans tes identités. On est des êtres de langage et sans les mots, on ne naît pas à soi-même. Chacun doit trouver son poème, sous quelque forme que ce soit : une pièce de théâtre, une danse, un tableau, un texte. Chacun trouve son propre dialecte et sa façon personnelle d’être au monde, pour être le plus vivant. Les morts, eux, nous donnent les mots qu’ils ont traversés dans la vie, et quoiqu’ils fassent encore partie de la vie. On s’en aperçoit en vieillissant : leur part d’existence nous habite dans une sorte de dialogue avec notre passé.

À lire vos poèmes, on constate que vous semblez avoir changé de destinataire ?

Je pense que jusqu’à il y a une dizaine d’années, mon interlocutrice privilégiée était ma mère. Aujourd’hui, qui est le destinataire de ma poésie ? Je ne le sais pas. C’est peut-être le lecteur qui serait le plus proche de moi. Le plus près pour toutes sortes de raisons : culturelle, amour de la poésie et de la vie, compréhension du monde. On peut être loin de quelqu’un et l’aimer dans sa vision du monde. On peut affirmer qu’habituellement le lecteur qui communique avec un livre est tout près de celui qui l’a écrit. Il y a chez moi un détachement du lien maternel et d’une langue plus naturelle. C’est peut-être plus « audacieux » de vouloir s’adresser au lecteur le plus proche, quel qu’il soit. Je suis passé du côté du langage. La mort de la mère y est sûrement pour quelque chose. Étant plus près de la « barque bleue sur le fleuve » je peux réfléchir à la source. Et à la source il y a le silence. Et du silence surgit ton propre langage. Quand le silence est confronté à ce que tu es, tu te dois d’inventer ton langage. C’est aussi s’éloigner du discours social qui nous est imposé dès l’enfance et se détacher d’un monde qui nierait l’individu pour un certain ordre général. Paul Chamberland dit que la poésie témoigne d’un désordre nécessaire. Il y a de ces interrogations dans mon autre recueil, Demeures du silence.

En tant que président de l’Académie des lettres du Québec, vous êtes préoccupé par le pays du Québec. Vous dites dans un poème récent que le Québec se meurt. C’est vraiment votre vision ?

C’est une vision plutôt personnelle. Oui. J’ai la crainte que cette culture distincte, c’est-à-dire ce métissage extraordinaire qui forme la culture québécoise d’aujourd’hui, soit finalement noyée dans l’« anglophonie » de l’Amérique, si on ne reste pas vigilant. Mais je veux surtout dire mon attachement à une culture métissée, qui n’est plus celle de mes vingt ans, du temps de la révolution tranquille où tout le « pure laine » s’éveillait à lui-même. Nous vivons maintenant une ouverture au monde. Nos racines se mêlent aux rhizomes de toutes les ethnies qui nourrissent la nôtre. Le Québec fait partie du monde. J’ai un amour pour cette culture de langue française unique en Amérique, à la fois européenne et continentale, qui attire ici les gens de tous les continents. La vivre, c’est se l’approprier et c’est ce que j’ai essayé de faire toute ma vie.

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Poèmes de veille, Jean Royer, Noroît
Demeures du silence, Jean Royer, Écrits des Forges

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