Écrivain et chasseur

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Romancier et ethnologue d'origine anishnabée, Michel Noël est l'un des rares spécialistes des Premières Nations au Québec. Encore aujourd'hui, il passe la majeure partie de son temps sur les territoires ancestraux, à la recherche de l'inspiration. Son imposante production littéraire compte plus de cinquante livres (albums pour enfants, livres d'art ou d'artisanat, pièces de théâtre, poésie, romans pour adultes ou pour la jeunesse). Ces ouvrages lui ont valu plusieurs prix au cours des années, dont celui du Gouverneur général du Canada en 1997, pour l'excellence de son œuvre et sa contribution à l'harmonisation des relations entre les peuples.

Mon père me disait que j’étais une étoile filante. Il m’avait vu un soir de pleine lune traverser le ciel à vive allure agrippé aux manchons de mon traîneau tiré par dix gros chiens huskies. C’était au mois d’août, juste avant que les familles de trappeurs Anishnabés « entrent dans le bois » pour la trappe d’hiver. Il est parti sans tarder à ma recherche dans la forêt de l’Abitibi. Il la connaissait par cœur, cette forêt, mon père, car il y était né et ses ancêtres y étaient tous enterrés, dans les pinèdes, à la croisée des portages, sur les montagnes… Il m’a trouvé sans difficulté au lever du soleil, emmailloté dans une peau de castor, couché dans le creux d’une souche d’épinette.

Mon père, Shipun, se plaisait à me dire que j’étais joufflu, rieur, que j’avais déjà une tignasse qui poussait drue. Mes cheveux étaient noirs et luisants comme le long poil de dos d’un ours. Tout cela était bon signe à ses yeux. Il n’y aurait pas plus Anishnabé que moi. J’étais fait pour la forêt, les gros hivers. Les longues rivières et les grands lacs.

Nous vivions sur les rives du lac Kabonga, au cœur du Parc de la Vérendrye. Aujourd’hui, j’ai 60 ans et, avec le recul, je peux dire que cette naissance et mes origines algonquines ont marqué profondément ma vie. J’ai passé toute mon enfance à voyager sur l’immense territoire de l’Abitibi en compagnie de mon père. Je côtoyais tous les jours mes frères et sœurs Anishnabés, qui chassaient et piégeaient pour survivre péniblement dans un environnement de plus en plus étouffant. Je voyais aussi les «  jobbeurs », les bûcherons que nous avions baptisés «  les arracheurs d’arbres », abattre des forêts entières. C’étaient de beaux vieux arbres, la mémoire de notre peuple et de l’humanité, qui comme nous ne demandaient qu’à vivre en paix. Ils les abattaient avec frénésie, sans pitié, presque avec haine.

Pourquoi et pour qui couper tous ces arbres, demandions-nous timidement ? « C’est payant ! » et « C’est le progrès », répondaient-ils. Et pour nous impressionner, ils ajoutaient : «  Tu vois le gros bulldozer jaune qui ouvre la route dans le bois ? Le progrès, c’est ça et rien ne peut l’arrêter. »

Chez moi, dans notre cabane en bois rond, il n’y avait ni crayon, ni papier, ni livre, ni journal. Rien de tout cela. Je ne dis pas cela avec nostalgie. Ce que l’on ne connaît pas quand on est jeune ne nous manque pas. En contrepartie, j’avais les histoires fabuleuses de Shipun. Quand mon père parlait, même des choses les plus banales, il se transformait en conteur sans le savoir. Il exagérait tout, se passionnait pour un rien, haussait la voix. Ses paroles se laissaient prendre dans le vent, son canot prenait les airs et volait, toutes ailes déployées comme un aigle planant en cercles sur son territoire. J’écoutais, émerveillé, les exploits de chasse et de vie en forêt de notre chaman Wawaté. Le soir, dans la pénombre, autour du feu, il racontait ses aventures, les mimait les bras et la tête dans les étoiles, il les chantait, les dansait, les rythmait au tambour. Sous son vieux chapeau de feutre, ses petits yeux noirs pétillaient comme des étoiles polaires. Wawaté était territoire, forêt et rivière, musique et castor. Il était récit. Ma grand-mère Kokum m’enseignait l’origine des choses. Elle aimait particulièrement me raconter l’origine des fraises, des bleuets, m’expliquer pourquoi les feuilles tombent à l’automne, pourquoi il y a des saisons. Et moi, le soir, dans mon lit, enseveli sous une montagne de couvertures de la Compagnie de la Baie d’Hudson pour ne pas avoir froid, je me racontais dans les moindres détails ce que j’avais au cours de la journée entendu, vu, ressenti. Je me racontais ces histoires avec la conviction que j’aurais un jour à les raconter à mon tour.

C’est avec Wawaté que j’ai commencé à aller en forêt.

Je me préparais ainsi à devenir un vrai chasseur. J’apprenais à parler aux arbres, aux roseaux et à l’eau du ruisseau. Tout petit, mon ambition dans la vie, mon grand rêve, était de devenir un chasseur, un chasseur encore plus grand que ne l’avaient été mes valeureux ancêtres. Je connaissais l’importance et la puissance de la parole. Quand Wawaté se levait pour parler, le silence se faisait autour de lui. Il avait le mot juste, celui qui touche, la belle image, celle qui émeut, pour dire tout simplement ce qu’il pensait et ressentait dans son cœur. Je me suis dit, tout petit : «  Moi, je parlerai comme Wawaté. »

À l’occasion et de plus en plus fréquemment, nous recevions des lettres du gouvernement canadien. Kokum, qui croyait qu’elles étaient les porte-parole de Kitshimendo, le mauvais esprit, les pinçait du bout des doigts, levait le nez, ouvrait le « rond » du poêle et les jetait au feu, qu’elle associait au feu de l’enfer annoncé par le missionnaire. Elle se frottait les mains, croyant qu’ainsi tout disparaissait en fumée. Elle ne se trompait pas pour le Kitshimendo ! Nous avons vite compris que les lettres du gouvernement ont toujours une suite.

Shipun rassembla ce qu’il avait appris d’écriture pour répliquer au gouvernement. Pour dire que nous en avions assez de nous faire humilier, qu’il n’y avait plus de place pour nous sur notre territoire, le territoire de nos ancêtres, pour leur dire de cesser d’arracher des arbres, de salir les rivières, de faire sauter les barrages et les huttes de castors à la dynamite…

J’avais pris conscience de l’importance de la parole. J’ai vite compris la puissance des mots écrits. Ce fut une découverte qui m’a fasciné. Je me suis mis à écrire des lettres dans ma tête, la nuit, enfoui sous mes couvertures. Des lettres d’amour, de colère, de protestation.

Je suis «  sorti du bois » à 14 ans pour aller étudier en ville. Mon père me disait que c’était la seule façon de se sortir de la misère. Je lui ai demandé ce que je pouvais faire dans la vie. Il m’a répondu d’une voix grave, pleine de compréhension : « Mon fils, l’important dans la vie, c’est d’être utile. Sois utile aux autres et tu le seras pour toi-même. »

En ville, j’ai mis les bouchées doubles. J’ai travaillé jour et nuit, comme un castor qui construit son barrage. Je me suis donné des armes redoutables : le crayon, le papier, la parole ! Passer de l’oralité à l’écriture s’est fait sans douleur, presque comme un jeu, car j’écris comme je parle, simplement, avec mon cœur et ma passion. Je suis devenu celui qui jette des passerelles, construit des ponts entre les peuples, celui qui a l’avantage de pouvoir témoigner de l’intérieur des immenses richesses des cultures des peuples autochtones. Je ne cesse de marteler que la contribution des Amérindiens à faire de nos sociétés québécoises et canadiennes ce qu’elles sont est incommensurable.

Aujourd’hui, j’ai les cheveux blancs. Mon soleil se couche à l’horizon, Je suis grand-père. Je serai bientôt un ancêtre à mon tour. Je m’y prépare. Je dis à tous ceux qui sont venus sur notre Terre : Kitshimiguetsh, merci infiniment ! Je vous dois d’être qui je suis.

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