Denis Thériault: Exercices de style

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En 2001, Denis Thériault causait une onde de choc avec L'Iguane (XYZ éditeur). Bien avant qu'il ne remporte avec ce premier roman les prestigieux prix Anne-Hébert et France-Québec / Jean-Hamelin, ses lecteurs éblouis répandaient la nouvelle de ce nouveau venu à la sensibilité singulière. Quatre ans plus tard, on referme Le Facteur émotif, son second roman, avec le même ravissement pantois.

Il fallait le faire : l’univers du Facteur émotif est si éloigné de celui de L’Iguane que Thériault aurait pu y aller d’une mystification littéraire à la Romain Gary sans que personne ne perce à jour la manœuvre. Si Thériault déjoue les attentes, il ne déçoit pas. Au contraire. « L’idée d’être prévisible m’énerve, explique le romancier. L’Iguane, c’était la Côte-Nord du Québec, les immensités nues de mon enfance et l’univers du conte, celui d’un récit à l’ampleur mythique où s’affrontent le bien et le mal. Tout ça m’était naturel. Avec mon second livre, j’ai voulu  » me prendre à rebrousse-poil « . J’ai donc écrit un roman urbain et personnifié un solitaire, une bête de ville. Je suis particulièrement satisfait de la structure circulaire du Facteur… ».

L’aventure de l’écriture

C’est peut-être cette tension dramatique entre style et narration qui rend les livres de Thériault si envoûtants. On pourrait en effet décrire Le Facteur… comme un thriller poétique, un jeu d’équilibre entre magie et logique dont la fin nous ramène à la case départ. «L’écriture est une négociation constante entre l’inconscient et l’intellect. Les idées et les personnages sont issus de l’imaginaire mais, en bout de ligne, c’est la raison qui commande. À la base d’un roman, il y a une vision qui surgit : ici, c’était celle d’un facteur indiscret qui s’immiscerait dans la vie des autres en ouvrant leur courrier. Ensuite, il fallait justifier l’image, trouver son aboutissement. Écrire, c’est aussi se demander comment une histoire va finir. Et pour la trouver, cette fin, je me donne toujours des problèmes à résoudre», décrète le romancier, aussi scénariste pour la télévision (Macaroni tout garni, Ramdam).

L’homme — qui cite spontanément Hugo, Poe, Verne, Irving, Carroll, Márquez, Meyrink et une flopée d’auteurs de science-fiction comme influences — est un formaliste qui vénère les histoires habiles. « Le sens finit toujours par émerger d’une structure forte », dit-il encore. À un tournant décisif de son existence, Bilodo, l’antihéros du Facteur…, recevra en guise d’invite les coordonnées d’une charmante jeune femme : «Les lettres et les chiffres semblaient flotter à la surface du papier, luire dans la pénombre.» Chez Thériault, les signes eux-mêmes font sens, clignotant doucement à notre intention. «Le Facteur… aurait pu devenir un recueil de haïkus», déclare-t-il.

Pour créer Bilodo, il s’est mis au bouddhisme zen et s’est inspiré des Otaku, ces adolescents japonais coupés de la réalité qui vivent repliés dans l’univers virtuel. Or, dans les intrigues du romancier, vient toujours un moment où la réalité se fissure pour laisser place à une autre dimension, souvent onirique. Bilodo, notre homme sans qualités, a quelques vices et surtout, une passion qui fera dérailler sa vie apparemment sans histoires vers la plus romanesque des aventures qui soit : l’aventure de l’écriture.

L’éternel retour

«La rue des Hêtres était surtout plantée d’érables. » Dès la première phrase, le ton est donné. Après le merveilleux, l’ironie. Exit les envolées baroques et métapho-riques, au profit de la phrase sèche et elliptique. Aux aventures chevaleresques du tandem de jeunes preux de L’Iguane (pour qui la perte de l’innocence se paie au prix fort) succèderaient les ternes tribulations d’un avatar contemporain d’Alexandre Chenevert. Bilodo, facteur falot de 27 ans, est montréalais, routinier, velléitaire et sans réelle envergure : «Bilodo vivait par procuration. À la fadeur de l’existence réelle, il préférait son feuilleton intérieur, tellement plus haut en couleur et riche en émotions.»

Pour pallier la fadeur du quotidien, Bilodo épie les correspondances manuscrites de ses clients. Car c’est aussi un amateur de calligraphie «se laissant obnubiler par les évolutions chorégraphiques de la pointe sur le papier, valsant parmi les pleins et les déliés de l’anglaise, voltant avec l’onciale opulente ou ferraillant avec la gothique.» Un jour, il découvre la correspondance littéraire qu’échangent Gaston Grandpré, un professeur devenu poète, et Ségolène, une institutrice guadeloupéenne éprise de haïkus. Ces poèmes classiques japonais, miniatures achevées du détail et de l’instantané, juxtaposent l’immuable (fueki) et le fugitif (ryûko) : «Telle une loutre enjouée / le bébé naissant /nage sous l’eau claire». Faut-il le préciser ? La main de Ségolène, «une symphonie graphique, une apothéose» est aussi idéale que ses haïkus. Dès lors, c’est le coup de foudre, doublé du frisson sacré de la poésie : «Il le voyait clairement, ce bébé tout nu dans l’aqueuse luminescence de la piscine post-natale […] qui le regardait avec ses yeux de salamandre éberluée […] et il riait car c’était inattendu, car c’était drôle, touchant.»

Ségolène devient la raison de vivre de Bilodo :
«Chaque nuit il rêvait d’elle, et le décor de ces films oniriques où Ségolène tenait le premier rôle, c’était la Guadeloupe toute entière.» Ce destin de rêveur aurait pu durer longtemps si Grandpré n’était pas mort dans un accident. Pour ne pas perdre Ségolène (et par des péripéties que nous ne révélerons pas ici), Bilodo se substituera au mort, s’appropriant son écriture, sa correspondance, son identité même. À la faveur de songes envoyés par le revenant, l’inspiration poétique lui vient. Commence alors un haletant échange de lettres — véritable ressort dramatique du récit — qui va s’accélérant pour… aboutir à la frénésie érotique. Ségolène veut rencontrer Bilodo, pris à sa propre supercherie : «C’était un mauvais tour que lui jouait le temps. Tourbillonnant contre ce rocher planté au fil de l’eau qu’était le moment de l’agonie de Grandpré, le temps s’était trouvé coincé comme dans un remous, formant une boucle dont Bilodo était prisonnier.»

L’écrivain et son double

La finale du Facteur émotif, qui vaut son pesant d’or, est une variante sur le thème fantastique du double. Encore une fois, la propriété incantatoire et magique de l’art dans le monde romanesque de Thériault captive. La prééminence du rêve : voilà le point commun entre ses récits apparemment dissemblables.  «Faire de la littérature, c’est se battre contre le temps. La vie est absurde, mais peut-être que l’art réussit à bouleverser l’ordre des choses, à provoquer des événements. C’est pourquoi j’aime tellement les personnages cinglés qui ont une vision magnifiée du réel et qui carburent au fantasme.» Bilodo est-il devenu fou ? «Impossible de le savoir», conclut Thériault. Le scénariste, qui était devenu écrivain par dépit, préfère désormais la délicieuse torture de la liberté littéraire. Il planifie une adaptation cinématographique de L’Iguane et achève un troisième roman, dont le personnage sera féminin. On meurt d’impatience.

Bibliographie :
Le Facteur émotif, XYZ éditeur, coll. Romanichels, 126 p., 18 $
L’Iguane, XYZ éditeur, coll. Romanichels Poche, 208 p., 15 $

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