Conteurs québécois d’aujourd’hui: De bouche à oreille

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Ils s'appellent Marc Laberge et Fred Pellerin, mais aussi Myriame El Yamani et Isabelle St-Pierre. Partis en guerre contre le bonhomme misère, ces irréductibles se passent de téléréalité. Ils font dans l'histoire ancienne, le bouche à oreille, sans effets spéciaux et parfois sans micros. Et nous mangeons dans leurs mains! Récit d'un renouveau aussi vieux que l'humanité.

Salon du livre de Montréal 2005 : Fred Pellerin a l’aura d’une star. Au kiosque de Planète rebelle, une file d’enfants de 7 à 77 ans espèrent ardemment placoter avec le conteur. La broue dans le toupet, Fred s’exécute gentiment, appose sa signature dans les exemplaires de Comme une odeur de muscles, le livre-CD de son dernier spectacle. Clic : le lauréat du Félix du scripteur de l’année «pose» une dernière fois devant l’appareil photo, à la demande d’un «gars de bicycle» au moins aussi costaud que les mouches de Saint-Élie-de-Caxton. Ce soir, Pellerin ne retourne pas à son village de légende : il sera à Sherbrooke, en supplémentaire : «C’est plate, se désole-t-il, ça va tellement vite que je ne peux pas beurrer le monde comme je le voudrais. Sur scène, j’ai tout le temps, je peux leur en donner.»

Et du conte, «le monde» en veulent. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps où les conteux d’ici mangeaient de la misère et se faisaient quasiment tirer des roches : «Ce sont les Michel Faubert, les Jocelyn Bérubé, les Mike Burns et les Jojo Turenne qui ont déblayé le terrain. Ç’a été difficile, on se moquait d’eux», relate Myriame El Yamani, conteuse et co-fondatrice de la Maison du conte de Montréal, en 2005. Ce n’est pas Marc Laberge, conteur depuis une quinzaine d’années et directeur-fondateur du Festival interculturel du conte du Québec, qui la contredira : «Dans les années 1980, on avait beau s’escrimer, ça ne marchait pas. Comme s’il y avait quelque chose dans l’air du temps qui était contraire au conte. Le phénomène n’est pas propre au Québec. Avec l’avènement du livre de poche et des télécommunications, on a cessé d’écouter les conteurs pendant toute la première moitié du XXe siècle. Puis, on a réalisé que la télé ne règlerait pas nos problèmes de communication. Au début des années 1990, l’intérêt pour le conte — une manière de transmettre profondément humaine — a ressurgi. On s’y est mis collectivement, on a sorti la parole conteuse du ghetto folklorique pour la réinventer.»

Une histoire à plusieurs

Car la résurrection du conte, c’est une affaire de gang. Depuis quinze ans, on assiste progressivement a une «professionnalisation» du conte : «La France compte environ 2000 conteurs professionnels. Au Québec, ils sont environ une douzaine. Nous n’avons pas d’école du conte, mais des ateliers sont disponibles », poursuit Marc Laberge. Le bouche à oreille a commencé à se propager dans les années 90, autour des contes urbains d’André Lemelin et d’Yvan Bienvenu. Les représentations de conte-théâtre du premier, les Contes urbains, font fureur, et André Lemelin fonde en 1997 la maison d’édition Planète rebelle, dédiée aux littératures orales.

Mais c’est en 1998 que le téléphone arabe s’emballe alors que Lemelin et Jean-Marc Massie fondent les Productions du Diable vert. Les Dimanches du conte s’installent en «salle» au Sergent recruteur, puis à L’Intrus avec Les Contes des Mardis-Gras (Claudette L’Heureux et André Lemelin, 2002), et sont fréquentés par un auditoire aussi hétéroclite qu’assidu. Aujourd’hui, les conteurs invités font la virée des bars et des festivals dans tout le Québec, et même dans le monde. Les tribunes de la littérature orale ne se sont pas seulement multipliées : elles se spécialisent. Le Festival interculturel du conte en est déjà à sa neuvième édition, tandis qu’on parle des maisons de productions de la relève (Les Productions Cormoran, Les Productions Vif-Argent). En 2003, le Regroupement du conte au Québec (RCQ) devenait la voix officielle de la parole conteuse et, récemment, le Conseil des arts du Canada a reconnu le genre comme une pratique artistique digne d’être soutenue. Ceux qui ont du mal à retrouver leurs petits dans une portée aussi prolifique peuvent désormais consulter des sites Internet (mondoral.org, conteur.com), qui consignent les activités autour des arts de la parole, ici et en France.

Des passeurs de parole

Les conteurs, eux, ne cherchent pas de midi à quatorze heures les raisons qui expliqueraient ce renouveau du conte : «Le conte est tellement convivial que ça fait peur, s’exclame Isabelle St-Pierre, conteuse et productrice. Il s’adresse à tout le monde, âge, sexe et statut social confondus. Il existe environ une cinquantaine de versions de La Corriveau, toutes liées aux particularités des communautés dans lesquelles elles ont surgi. C’est le contraire de la télé, avec ses images préfabriquées. Un conteur, c’est interactif, ça existe pour redonner la parole aux gens, en contexte. Il te donne à voir, il te fait redécouvrir que tu as un imaginaire. Quand tu es petit, tu vois les choses, mais à l’âge adulte, l’écran devient pas mal noir. C’est pour ça que les gens aiment tellement le conte.»

Isabelle, 30 ans, est toute menue, mais elle a du coffre. Il en faut pour faire tomber le «quatrième mur» en représentation. Au Toast Thé, sur le Plateau, la conteuse feuilletait des histoires de femmes pirates quand je l’ai rencontrée. Dès que sa voix a porté dans le café, des clients se sont approchés pour lui faire la jasette… On dit de son répertoire qu’il puise dans les contes traditionnels, qu’elle mâtine d’humour noir, de cruauté et de quotidienneté urbaine. Issue d’une mère égyptienne, du slam (Spoken Word) et de la performance cabaret, Isabelle a eu le coup de foudre pour le conte en 2002, au détour d’un micro ouvert : «C’était Simon Gauthier [au micro], dit-elle. Je me demandais comment il arrivait à nous faire voir tout ça avec le seul concours de sa voix. J’ai tout de suite su que le conte était fait pour moi ; c’était une question de nourriture, de consistance : le rapport avec le public, la trame du conte, les possibilités infinies qu’il comporte — comme la chanson — pour porter droit au but un message universel. Ensuite, il m’a fallu apprendre à lâcher le texte, à trouver mon répertoire et à me l’approprier, comme mon corps.» Depuis, Isabelle St-Pierre a notamment fondé la maison Les Productions Vif-Argent, s’est fait confier la programmation du volet relève du dernier Festival interculturel du conte du Québec, et organise des soirées mensuelles pour la relève conteuse.

Résistance rurale et urbaine

Trois ans et des poussières plus tard, le travail d’Isabelle a évolué. Elle n’est pas la seule : nombre de conteurs « à succès » comme André Lemelin — qui ne donne plus d’entrevues — sont passés du conte urbain et contemporain au trad (contes traditionnels) ou encore, délaissent les grosses scènes au profit de petites représentations intimistes d’une vingtaine de personnes ou moins. Des conteux lâchés lousses, qui revendiquent le droit de parler dans le nez du public, sans les filtres (micros, mise en scène) des salles de spectacle conventionnelles. Va-t-on voir la confrérie du conte se diviser entre la frange des puristes et celle des diseurs pop ? «Mais non, tous les conteurs reviennent au trad à un moment ou à un autre, explique Isabelle. On creuse pour trouver les racines de notre métier. Les diseurs sont portés par un sentiment d’urgence : on se bat comme des fous contre une culture uniforme qui s’étend à l’échelle de la planète. Moi, mon oreille a changé : les racontages, les faits divers, les récits de vie, tout m’intéresse et mérite d’entrer dans la légende. Conter, c’est un travail de résistance contre ce qui est trop pareil, trop gros, trop tout.»

Résistance : le mot est lâché. Même son de cloche du côté de Fred Pellerin, qui fait pourtant salle comble : «Moi, je recueille de la confidence rurale, affirme-t-il. Tu me demandes comment je m’explique le renouveau du conte. Ben voilà : Années 80 : référendum perdu ; la bulle techno-financière : le conte est une affaire de ma tante. Puis viennent les années 90 ; la globalisation du village ; le World Beat et la rencontre avec l’autre. Quand tu te mets à écouter de la musique africaine, tu commences à te demander : « Moi, elle est où, ma racine ?  Je suis un peaufineur, un gosseux de racine. Le conte a des vertus écologiques, il embellit le quotidien. Avant, pour le monde de chez nous [Saint-Élie-de-Caxton], ce qu’ils racontaient, c’était juste du jasage. Maintenant, on se dore le merveilleux ambiant (sic !). Et notre Félix, il se promène dans tout le village : au dépanneur, à l’école, dans la salle municipale.»

Contes-valises

C’est évident, les conteurs fonctionnent à «l’envers du monde». Notre société est atteinte de jeunisme. Eux vouent un culte aux vieilles choses, au «vécu», et prennent de la valeur avec l’âge. Tandis que la planète entière s’accroche aux raisons du monde matériel, ils trippent sur l’intangible, l’impossible et l’éphémère. Comme la parole : «J’ai réécouté Dans mon village, il y a belle Lurette… (Planète rebelle, 2001) dernièrement, poursuit Pellerin. Ça m’a agacé : je parle fort, je mitraille, j’en mets trop. Comme un conteux qui doit prendre le plancher dans un party de famille. Je suis plus content de la structure en jointures de Comme une odeur de muscles (Planète rebelle, 2005), il me semble que c’est plus fin, moins criard. Ça me permet de pousser le délire plus loin, de réagir avec le public.» Quand on fait remarquer à Pellerin qu’on l’a sacré écrivain depuis la parution de son livre Bois du thé fort, tu vas pisser drette ! (Sarrazine Éditions, 2005), il se bidonne : «L’oral et l’écrit, ça n’a rien à voir. L’écrit, c’est un canevas. Le conte, ça passe par la parole, dans l’instant, devant le monde. L’exercice de l’écriture va te permettre de trouver un ciment assez fort pour toujours retomber sur le beat en show. Je trouve ça fondamental, le « collectage » de Planète rebelle, ça permet de faire connaître la diversité des voix conteuses. Mais on ne sait pas ce qu’il adviendra de la formule dans trente ans.» Faut-il préciser que la majorité des conteurs n’ont jamais publié?

Myriame El Yamani sait, mieux que personne, que pour rester vivante et bonne, la parole conteuse doit voyager. Le répertoire d’un conteur, c’est un havresac qu’il promène le long du chemin, et qui s’emplirait petit à petit de ses trouvailles. Née au Maroc, Myriame El Yamani a grandi en France, débarqué en Amérique et fait siennes les parlures d’Acadie du Nouveau-Brunswick. Son conte intitulé La Ligne à butin volante (Bouton d’or d’Acadie, 2002) recèle toute cette richesse : une corde à linge voyage d’Occident en Orient, et sert d’explication aux couleurs des maisons du bord de mer de la péninsule acadienne.

La conteuse a grandi, bercée par les contes de ses grand-mères française et marocaine : «Il faut avoir entendu beaucoup d’histoires pour être capable d’en conter. Attention, je ne dis pas qu’il faille côtoyer pépère dès le berceau pour devenir à son tour conteur. D’ailleurs, la majorité des conteurs québécois n’ont jamais travaillé avec un vrai raconteux.» Tour à tour journaliste, sociologue et chercheure, Myriame a toujours été dans la parole. Mais ce n’est que récemment, en 1998, qu’elle a fait du conte un métier : «Un jour, André Lemelin et Jean-Marc Massie sont venus me chercher en me disant : « Toi, tu es une conteuse. » J’ai protesté, puis je m’y suis mise. Jamais je n’aurais pensé que j’en arriverais à être aussi libre de l’imaginaire. Je raconte maintenant des épopées, comme celle des Mille et Une Nuits. Lorsque j’ai commencé, je disais des contes traditionnels, presque textuellement, auxquels j’ai ajouté, petit à petit, une touche de couleur locale.»

Apprendre à écouter

Aujourd’hui, la conteuse possède un répertoire métissé de contes africains, européens, américains, et elle affirme qu’on garde la mémoire de toutes les paroles ancestrales : «Mon métier ne se pense pas en dehors de la société dans laquelle je vis. C’est mon devoir de transmettre ma connaissance du monde à d’autres. Les conteurs sont des passeurs. Mais tout ça, c’est surtout une affaire de plaisir, de plaisir des sens», précise la messagère.

La Maison du conte de Montréal, qu’elle a co-fondée avec Yves Robitaille, est à l’avenant : ludique et nomade. On s’y promène de quartiers en quartiers, on y fait du compagnonnage auprès d’apprentis conteurs, on y recrute des nouveaux venus qui se produisent dans leurs langues maternelles. El Yamani va dans les écoles donner des ateliers pour les enfants : «En Afrique, on ne raconte rien sans être d’abord allé chercher son auditoire. Je montre aux enfants les rituels du conte, comme celui du respect de la parole. Le conte, c’est comme la vie : une initiation, un passage. Nous avons besoin de rituels pour comprendre des choses, apprendre. Dans le temps suspendu du conte, tout est permis, on résout des problèmes en les nommant. C’est guérisseur. Et j’épargne aux jeunes les versions soft à la Walt Disney. Les ados réalisent que Shéhérazade est, somme toute, un classique très violent… Je ne lâche jamais mon auditoire après un récit, je le récupère, je le fait redescendre en douceur.»

La Maison du conte veut faire des petits. On dirait bien que les conteurs, tous genres confondus, ont retrouvé leur maison dans l’âme des Québécois : «On s’est cherchés pendant dix ans, c’était l’effervescence, on expérimentait, se souvient Myriame El Yamani. Là, je crois qu’on est là pour rester.» «Ce qui me rend le plus heureux, affirme Pellerin, c’est la dé-folklorisation du conte. La tradition refait surface, elle est vivante.»

Regroupement du conte au Québec (RCQ)
4254, rue Saint-Hubert
Montréal (Québec) H2J 2W7
Tél. : (819) 566-6996

Festival interculturel du conte du Québec
5742, rue Saint-Denis
Montréal (Québec) H2S 2S2
Tél. : (514) 272-4494

Les Contes des Mardis-Gras
Les mardis au Café-Bar SOHO, 2e étage
6289, rue Saint-Hubert
Montréal (Québec)
Tél. : (514) 271-3006
www.mardis-gras.net

Les Productions du Diable Vert
Les Dimanches du conte
Tél. : (514) 277-9084
www.diablevert.qc.ca

La Maison du conte de Montréal
www.lamaisonducontedemontreal.com

Festival Voix d’Amériques
www.fva.ca

Festival international des arts de la parole
www.asso-fiap.org

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