Connaissez-vous Ducharme?

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Pour sa deuxième édition, le festival littéraire Québec en toutes lettres a choisi de mettre à l'honneur un écrivain d'ici, Réjean Ducharme. Si l'on connaît bien les mots de Ducharme – certains de ses romans sont devenus des incontournables de la littérature québécoise, pensons seulement à L'avalée des avalés –, il n'en va pas de même pour sa personne.

En effet, on ignore presque tout de l’homme et ce n’est certes pas par manque d’intérêt. C’est plutôt parce que Ducharme a toujours refusé de devenir une personnalité publique. Dès la parution de son premier roman, lors d’une entrevue accordée à Gérald Godin en septembre 1966 pour le magazine Maclean’s, l’auteur a été clair à ce propos: «Mon roman, c’est public, mais pas moi. […] Je ne veux pas que ma face soit connue, je ne veux pas qu’on fasse le lien entre moi et mon roman. Je ne veux pas être connu.»

Le mythe Ducharme
Le parcours éditorial de Ducharme en a étonné plus d’un. Après avoir essuyé un refus auprès de l’éditeur québécois Pierre Tisseyre, Ducharme s’est tourné vers la France, sans vraiment y croire, et a envoyé le manuscrit de L’Océantume chez Gallimard, où l’on a accepté de lui donner sa chance. Ducharme y a dès lors fait parvenir deux autres manuscrits, ceux du Nez qui voque et de L’avalée des avalés. C’est d’ailleurs celui-ci qui fut publié le premier; Raymond Queneau, qui faisait alors partie du comité de lecture chez Gallimard, le trouvait plus étoffé que les deux autres et Dominique Aubry croyait qu’il remporterait le prix Goncourt (ce ne fut toutefois pas le cas, bien qu’il fût en lice).

Pour beaucoup, il était inconcevable qu’un jeune Québécois inconnu voie, à 24 ans, ses romans publiés chez Gallimard, une des plus prestigieuses maisons d’édition. Certains se sont mis à douter de l’existence de Réjean Ducharme, prétendant qu’il s’agissait probablement d’un pseudonyme sous lequel se cachait Raymond Queneau ou encore Marc Favreau, alias Sol. Comme les rumeurs courent vite et que Ducharme refusait de se montrer, beaucoup y ont cru.

La langue a du charme
Ceux qui ont lu Ducharme le savent, il a du style! La langue est sa matière première et il sait en tirer profit, au grand bonheur de ses lecteurs. Il peut passer du registre soutenu au registre familier dans un même paragraphe, voire dans une même phrase, sans crier gare. Parfois très poétique, sa prose fourmille de figures de rhétorique; les comparaisons inattendues sont celles que je préfère: «Comme un voleur, le soleil a forcé la porte de cette habitation, enfreignant complètement les sommeils» (L’Océantume). Je trouve aussi que Ducharme est passé maître dans l’art de titrer un livre; ces quelques mots sur la page couverture piquent la curiosité aussitôt. Le plus génial, c’est que le charme continue de se déployer une fois le livre ouvert. Ensorcelé par la verve flamboyante de l’auteur, on n’a plus le choix, on continue la lecture.

Les indispensables
Lorsque je pense à Réjean Ducharme, trois romans s’imposent à moi: L’Océantume, L’hiver de force et Va savoir. À mon sens, ces trois livres sont en symbiose, ils proposent une belle évolution. Le premier, L’Océantume, raconte l’histoire glauque de la petite Iode Ssouvie, une enfant de 10 ans troublée et troublante, parfois méchante, à laquelle on s’attache profondément. Dans ce roman, l’enfance est cruelle, les adultes sont des antimodèles, mais l’espoir demeure et le rêve se mêle au tragique de la vie. Le deuxième, L’hiver de force, se présente comme le récit d’André et de Nicole Ferron, deux marginaux qui ont fait les beaux-arts et qui se posent en marge de la contre-culture des années 1970. L’histoire se déroule essentiellement à Montréal, où l’on croise la bohème artistique de l’époque et tous ses produits dérivés. Un roman fort et sensoriel qui nous laisse voir et entendre tout le tintamarre des seventies. Le troisième et non le moindre, Va savoir, met en scène Rémi Vavasseur, un homme détruit par le départ de sa copine, qui est partie se chercher en Europe. Il tentera de se reconstruire, au même rythme qu’il rénove une vieille bicoque. Ce roman réconcilie enfin l’adulte et l’enfant, Rémi et la petite Fannie partageront une belle relation, malgré les années qui les séparent. Certainement le plus positif des romans «ducharmiens», même si les personnages sont essentiellement des «ratés», Va savoir jette une lumière nouvelle sur l’oeuvre de Ducharme, comme une petite étoile qui éclaircit une nuit qui paraissait jusque-là plutôt noire.

Depuis la publication de Gros mots en 1999, c’est le silence radio. Aurons-nous un autre Ducharme à nous mettre sous la dent? Seul l’avenir le dira. Pour l’instant, nous avons tout de même neuf romans, quatre pièces de théâtre (dont deux n’ont pas été publiées), deux scénarios, des chansons et des «Trophoux» (nom que Ducharme donne à ses sculptures, qu’il signe sous le pseudonyme de Roch Plante) pour découvrir son univers fascinant. Lire Ducharme, c’est se laisser porter par les mots, c’est oublier la grammaire telle qu’on la connaît, c’est redécouvrir le monde avec toute sa laideur et sa poésie de chaque instant.

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