En 1975, Anne Hébert dépose entre les mains tremblantes de ses lecteurs Les enfants du sabbat, sorte de grimoire; de roman-fièvre qui accélère le rythme cardiaque et paralyse le corps d’une tension anxieuse; de roman-cauchemar qui, pour l’oublier, pour ne pas y revenir rituellement, pour s’en délivrer, oblige l’acquisition d’un féroce capteur de rêves. Une fois le livre déposé demeure imprégnée dans la conscience une figure obsédante : la sorcière.

C’est aux pieds d’un couvent, chape de plomb où se terrent les sœurs du Précieux-Sang, qu’Hébert abandonne ses lecteurs à la valse chaotique de Julie de la Trinité, prétendue amnésique. La jeune novice, recueillie entre les murs opaques du couvent, est assaillie par des visions nuit et jour. Son enfance lui revient par lambeaux d’abord minces et fragiles, puis de plus en plus caustiques, cherchant à s’amalgamer à sa chair : une chaumière clandestine dissimulée dans une forêt dense, des messes noires, des cérémonies orgiaques, des herbes et des concoctions magiques récoltées dans les montagnes mises au profit de l’inceste et de la violence. Il est trop tard, son initiation aux mystères de l’occultisme ne peut être renversée. Aucune prière, aucun jeûne jusqu’à l’évanouissement, aucune pénitence ne l’empêchera de renouer avec son enfance trouble et son héritage de sorcière. Alors que rien ne paraissait pouvoir atteindre les religieuses recluses dans leur forteresse, la sorcellerie de Julie vicie sa charpente de l’intérieur.

Julie, fille du diable, se montre « parfaitement animale et insaisissable ». La pupille de son œil est « horizontalement fendue, comme celle des loups ». Elle « éprouve la forêt comme son propre corps ». Les arbres, les pierres et les animaux lui font cortège lorsqu’elle la traverse. D’ailleurs, elle s’y transporte dès que la souffrance l’empoigne et qu’elle se sent étouffer dans son couvent hermétique, faisant abstraction de l’espace et du temps humain. La sorcière semble toujours préserver une longueur d’avance sur les autres. Véritable antéchrist, elle puise sa force dans leurs faiblesses, dans leur ignorance du satanisme. Elle est aussi maître du déguisement. Elle apparaît un instant en jupon et cache-corset de religieuse, puis se dénude en un éclair. Elle emprunte des voix qui ne lui appartiennent pas. Elle se fraie un chemin dans l’esprit de ses compères, se métamorphose et agit en leur nom. Surtout, elle les entraîne dans un gouffre, faisant remonter à la surface leurs plus sombres secrets, leurs pires vices. Consciente de sa puissance et munie de sa clairvoyance, elle fait retentir son rire à contretemps, insolent et satisfait.

Son rire perfide est d’ailleurs l’expression de sa supériorité, d’une connaissance des mystères de la vie dont elle est l’unique détentrice au sein du couvent. Il retentit à des moments imprévisibles. Il attise la curiosité des témoins par son apparente absurdité et érige Julie en observatrice privilégiée du monde. Ce rire est le présage d’une certitude libérée des tensions intellectuelle, sociale et, surtout, spirituelle. À vrai dire, il convient parfaitement au personnage de sorcière. N’a-t-elle pas toujours été ce personnage à contre-courant, libre jusque dans la moelle et venant tourmenter les histoires sous des formes incessamment renouvelées?

Elle, toujours elle, renaissant sans cesse de ses cendres, de génération en génération, de bûcher en bûcher, elle-même mortelle et palpable, et pourtant surnaturelle et maléfique; sa chair et ses os, son sourire perfide, ses dents, ses ongles et ses os. […] Elle qu’on emprisonne et qui file, à travers les murs, comme l’eau, comme l’air. Elle est partout à la fois.

Ainsi, Julie se moque avec autorité d’un ordre socioreligieux révolu. À mort l’oubli de soi et l’abnégation; à mort le châtiment et la pensée mortifère; à mort la surveillance ininterrompue et la honte. Cette invitation anarchique, qui incite à faire l’expérience de la liberté dans toute sa démesure, est surprenante de la part d’une femme aussi discrète qu’Hébert. Elle ne paraît pourtant pas si anodine dans le contexte de publication du roman. En 1975, à la suite du repli de l’Église concomitant à la Révolution tranquille, souffle sur le Québec le vent nouveau du mouvement d’émancipation des femmes. La sorcière semble réhabilitée, dans la fiction d’Hébert, comme l’arme de la revanche. Elle est ce que les femmes, destituées de tout véritable pouvoir, n’ont pu être au cours de l’histoire : irrévérencieuses, sexuelles, provocatrices, affranchies, fortes. La sorcière ne s’incline pas devant la fixité des traditions. Elle est ce bélier qui traverse la cage de fer forgé, quelle qu’elle soit. Et il semble que sa magie opère de sorte que plus nous la verrons, plus nous nous acharnerons à l’étudier, moins nous la connaîtrons.

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