Au large des archives

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Quand un héros trouve le moyen de s'évader dès la première phrase d'un livre, on sait qu'on vient d'ouvrir un roman d'aventures. Mais si, en s'évadant, ce héros met un terme à sa jeunesse aventureuse? S'il mène à partir de là une vie aussi tranquille qu'un fleuve? S'agit-il encore d'un roman d'aventures? C'est à un mélange de plusieurs genres que les Éditions Fides nous convient en publiant Une nuit, un capitaine, le deuxième roman de Denis Robitaille.

«Qu’aurait été ma vie si je l’avais vécue jusqu’au bout telle que je l’avais rêvée? Comment savoir si mes choix furent les bons?» Ces questions qui nous torturent tous un jour ou l’autre hantent cruellement
l’esprit de Pierre Cotté, capitaine du Napoléon, un soir tragique de juin 1857.

Plus tôt dans la journée, son navire alourdi de passagers quitte tranquillement Québec en direction de Montréal. Il y a des années que Cotté fait ce trajet, il le connaît par cœur. Mais l’horreur le surprend: à la hauteur de Cap-Rouge, le Napoléon croise un bateau en flammes. Il s’agit du Montréal, à bord duquel des centaines d’immigrants écossais espéraient gagner la métropole. Cotté fait ce qu’il peut pour leur porter secours, mais la panique progresse aussi vite que le feu et fait autant de victimes. Les quelques dizaines de survivants rescapés par les hommes de Cotté sont totalement démunis : ils venaient au Canada pour commencer une nouvelle vie, mais le fleuve a englouti les êtres qu’ils aimaient le plus. Où trouver la motivation pour continuer? Margaret Corbett, une survivante égarée, posera la question au capitaine…

D’un roman à l’autre
Drôle d’histoire que celle de l’écriture de ce roman. Tout a commencé à la fin des années 1990, lorsque Denis Robitaille et son fils Simon (alors âgé de 10 ans) ont entrepris d’écrire un roman d’aventures. L’histoire se passait dans les Antilles, au XVIIIe siècle, sur un bateau de pirates: «Au départ, ce n’était qu’un projet qui nous rapprochait, Simon et moi. Mais finalement, on a envoyé notre manuscrit à des éditeurs et, en 2000, Pierre Tisseyre l’a publié.» Le livre s’intitule La Gaillarde, c’est un roman jeunesse.

Au cours de ses recherches sur le monde des pirates, l’auteur de Québec est tombé sur un mémoire écrit en 1900 par Théophase Auger, alors président de la Corporation des pilotes du Saint-Laurent: «Ce mémoire dressait un bilan de la navigation sur le fleuve, explique Robitaille. Mais Auger y faisait aussi une courte biographie de certains pilotes. Le premier sur la liste était Pierre-Édouard Cotté.»

Né à Bordeaux en 1800, Cotté s’est engagé très jeune dans les armées de Napoléon. À la chute de l’Empire, il est devenu corsaire dans les Bermudes, puis s’est fait pirate… L’armée anglaise l’a rapidement fait prisonnier, mais il s’est évadé dans le port de Québec en 1825. Il n’a plus quitté le fleuve Saint-Laurent par la suite:
«Comment un homme qui avait couru les mers et l’aventure a-t-il pu jeter l’ancre dans le fleuve Saint-Laurent pour ne plus naviguer qu’entre Québec et Montréal? Cette question s’est imposée dès ma première lecture du rapport d’Auger, se rappelle Robitaille. C’est autour d’elle que j’ai construit le roman.»

Recherchiste au long cours
Denis Robitaille a passé trois ans à vérifier les informations contenues dans le mémoire d’Auger. Sans être fausses, ces données étaient souvent imprécises : «Le mémoire disait que Cotté avait participé à la Guerre de la Péninsule. Or c’est impossible, car il n’avait que 8 ans à l’époque. Sous Napoléon, l’âge de conscription était de 16 ans. Le problème, c’est que quand Cotté a eu 16 ans, Napoléon n’était plus au pouvoir… S’il avait vraiment servi sous Napoléon, il fallait qu’il se soit engagé volontairement avant d’en avoir l’âge. J’ai donc cherché où il pouvait s’être enrôlé, et j’ai finalement trouvé son nom dans les registres de conscrits des archives de Toulon. Il s’était engagé à 13 ans dans le 22e équipage de flottille.»

On peut imaginer l’effort surhumain qu’il faut déployer, dans le silence d’une salle d’archives, pour ne pas crier de joie lorsqu’on tombe enfin sur le nom recherché: «J’étais tellement ému la première fois que j’ai vu la signature de Pierre! C’était comme s’il prenait soudainement corps, comme si je l’avais ressuscité!», s’exclame le romancier. De Paris à Bordeaux en passant par Québec, Montréal, Halifax et les Bermudes, Denis Robitaille a patiemment fouillé les archives pour reconstituer la vie de son personnage. Puis, il lui a fallu affronter le monstre qui dormait en pièces détachées dans ses nombreuses caisses de documentation: «J’ai d’abord écrit un récit de la vie de Cotté. C’était un texte factuel et linéaire, que j’ai ensuite retravaillé pour donner du coffre aux personnages et définir leurs motivations. J’en ai aussi inventé quelques-uns: Martin, par exemple, l’ami d’enfance de Pierre.»

Mais Robitaille n’était pas encore satisfait de son texte. Il le trouvait trop froid, trop éloigné des personnages. Ne sachant pas comment le modifier, l’auteur était dans une impasse. Il s’est alors inscrit au certificat en création littéraire à l’Université Laval, où il a rencontré Neil Bissoondath (Tous ces mondes en elle, Un baume pour le cœur, Boréal, 1999 et 2002): «C’est un professeur extrêmement généreux et un lecteur avisé. Quand je lui ai soumis mon roman, il en a tout de suite vu la faille: il manquait un point de vue narratif.»

Sur l’erre d’aller
Denis Robitaille a donc réécrit son roman une troisième fois afin que la narration reflète davantage les sentiments et les réflexions des personnages. Ainsi, Une nuit, un capitaine est construit sur une double alternance: non seulement passe-t-on constamment du passé au présent de Cotté, mais on assiste à l’incendie du Montréal en suivant tour à tour les victimes et les sauveteurs. Le roman y gagne autant en rythme qu’en profondeur.

Le style direct de Denis Robitaille sert par ailleurs l’action des folles années de Cotté, tout en allégeant les inévitables lourdeurs de la reconstitution historique. Courtes et fluides, ses phrases savent recréer les moments où le temps se dilate, «transformant l’horreur en douleur intime». On souhaiterait parfois que l’auteur quitte sa retenue pour décoiffer un peu ses personnages, mais la grande pudeur du roman n’est pas étrangère à son charme. Une nuit, un capitaine est un roman de transition. Pierre Cotté passe d’un continent à un autre, de l’Empire napoléonien aux colonies anglaises, des bateaux à voile aux bateaux à vapeur, de la mer au fleuve… Ces changements drastiques l’aident à oublier son passé, mais l’incendie de 1857 en ravive les cendres. En soufflant délicatement sur ces braises, Denis Robitaille nous présente un homme aussi tourmenté que son époque.

Bibliographie :
Une nuit, un capitaine, Fides, 367 p., 22,95 $

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