Dennis Lehane: Des nuances de gris dans le roman noir

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Onze ans après Gone, Baby Gone, Dennis Lehane retrouve son détective privé fétiche, Patrick Kenzie, dans un roman policier porté par les demi-teintes de la quarantaine.

La dernière fois que le libraire a parlé à Dennis Lehane, il venait de faire une incursion historique et très documentée dans l’histoire de sa ville natale, Boston, en se replongeant dans l’époque tumultueuse qui avait immédiatement suivi la Première Guerre mondiale. Avec Un pays à l’aube, Lehane sortait du ton et de l’époque contemporaine où se déroule l’action de la plupart de ses romans, comme Gone, Baby Gone ou Mystic River.

Cette fois, avec Moonlight Mile, Lehane fait un retour percutant au temps présent, en reprenant le duo de détectives privés, Patrick Kenzie et Angela Genaro, qu’il a mené pendant cinq histoires, jusqu’à l’épisode particulièrement douloureux de Gone, Baby Gone. Dans ce roman (également devenu un solide long métrage), Patrick et Angie travaillaient sur la disparition de la petite Amanda McReady, une enfant de 4 ans enlevée à sa mère alcoolique et négligente, pour être confiée illégalement à une famille à l’aise, tendre et aimante. Patrick se retrouvait alors face à un dilemme moral profond: valait-il mieux ramener la petite à sa mère ou la laisser à ses ravisseurs bien intentionnés? Le choix de Patrick – le premier – allait lui valoir bien des remords et une rupture temporaire avec Angie, outrée de voir la petite retomber dans son enfer domestique.

Douze ans plus tard, alors que Patrick et Angie, réunis, tirent le diable par la queue et qu’ils se débattent avec leurs soucis de nouveaux parents, Patrick reçoit la visite de la tante d’Amanda, qui vient lui annoncer que l’enfant, devenue une grande fille débrouillarde, a de nouveau disparu. Poussé par un mélange de culpabilité et d’honneur, Patrick se remet alors sur la piste d’Amanda, un parcours qui le mettra en contact avec de dangereux mafieux tchétchènes et toute une galerie d’inquiétants et de désolants personnages. Un parcours (parsemé de scènes enlevantes mais aussi parfois hilarantes, grâce au sens du dialogue exceptionnel de Lehane) qui poussera le privé fatigué dans ses derniers retranchements.

Pareil, pas pareil
Si Lehane, également auteur de Shutter Island, est loin de se laisser prendre dans des ornières, il avoue avoir eu un grand plaisir à retrouver ses marques et à faire évoluer ses personnages fétiches sur un territoire familier. Enfin, en partie: «Reprendre les personnages de Patrick et Angie, c’était un peu comme ressortir mes jeans favoris – avant de me rendre compte qu’ils sont passés de mode. Quand j’ai laissé Patrick, c’était deux ans avant le 11 septembre, et quand je l’ai repris, c’était neuf ans après. Ce n’est plus la même Amérique.»

Le monde de Patrick a changé à cause de l’attaque d’Al-Qaïda et de ce qui s’en est suivi – l’Irak, l’Afghanistan, la paranoïa ambiante, etc. –, mais aussi des revers économiques qui ont affecté les Américains, en particulier ceux de la classe moyenne et de la classe ouvrière. «Ce qui se trouve en filigrane du roman, c’est l’effondrement économique de 2008», explique l’auteur. Les maisons abandonnées, les nouveaux développements laissés en plan offrent ainsi le décor de plusieurs scènes essentielles du livre.

Roman policier, Moonlight Mile tient donc aussi du roman social, les motivations des personnages étant souvent expliquées en partie par le contexte socio-économique où ils se trouvent. Ainsi, un meurtre s’expliquera par les problèmes de drogue graves d’un pauvre type pris dans le tourbillon économique, les méthamphétamines étant devenues pour lui la seule façon de tenir le coup, quand il faut travailler temps double pour gagner le strict nécessaire: «C’est une nouvelle drogue qui va avec le contexte économique. Une drogue de travailleurs qui en ont besoin pour pouvoir continuer.»

Cet état des États-Unis, c’est la vision d’un Lehane dont la colère est palpable, quand il aborde avec un humour tranchant les effets de la crise sur les travailleurs, par opposition à l’absence de conséquences quasi totale pour les spéculateurs qui l’ont provoquée: «Quand on voit qui se retrouve à payer pour la crise financière de 2008, alors que les responsables n’ont absolument pas été dérangés, c’est un peu comme si on avait répondu au 11-Septembre en allant bombarder le Danemark.»

La critique du pays, de son système politique et de ses injustices économiques tient aussi aux origines ouvrières de l’auteur, reflétées dans le personnage de Patrick, un Irlandais de Boston comme Lehane et sa famille: «Patrick est une sorte d’élégie à mon père. Il est plus près de lui que de moi – un homme de la classe ouvrière, ancré dans la ville. Moi, je suis né dans la classe ouvrière. Grâce aux efforts de mon père, j’en suis sorti, mais j’ai beaucoup d’amis qui le sont encore. Et de voir ce qui leur arrive, ça me met en colère. Ils se font virer à l’envers par le système.»

L’âge adulte
Autre élément qui transforme le roman, le statut parental de Dennis Lehane, maintenant père d’un enfant de 2 ans. Une réalité qui change profondément la vision du monde de l’auteur – et celle de ses personnages. Lehane dit avoir particulièrement pris conscience des changements d’attitude provoqués par une naissance, lors d’une conversation avec un grand ami, producteur de cinéma, devenu père en même temps que lui: «On est deux gars à l’aise financièrement, mais tout à coup, on trouvait tous les deux qu’on n’avait pas assez d’argent placé de côté pour les enfants. Et on se disait qu’il faut remplir le compte en banque. On ne sait jamais: je pourrais mourir dans un accident d’avion. Il y a une pression incroyable qui se fait sentir – et dans le cas de Patrick, elle est multipliée par mille.»

Au moment où s’ouvre le roman, Patrick vit de fin de mois en fin de mois, en se demandant bien comment il va payer ses comptes (et notamment son assurance-maladie). Père de famille, il vit sans coussin, sans filet, une situation qui affecte aussi sa vie de couple. «Patrick et Angie ont peur. Ils se disputent beaucoup. Des chicanes de couple normales, mais il y en a beaucoup. Et ça tourne beaucoup autour d’une question: comment va-t-on pourvoir aux besoins de notre enfant. Pour eux, c’est terrifiant.» Et ce n’est pas une enquête faite pour l’honneur – et sans honoraires – qui va les aider beaucoup de ce côté…

Dans la quarantaine, Patrick ne voit plus le monde avec l’insouciance qu’il pouvait avoir plus jeune. Même s’il croit toujours profondément à la valeur de la parole donnée – «c’est sacré», insiste Lehane – il voit beaucoup plus les zones de gris, les compromis, la complexité véritable des choix à faire, au fil de l’existence. Un processus qui avait déjà commencé à la fin de Gone, Baby Gone: «On me demande souvent si Patrick a fait le bon choix, en rendant Amanda à sa mère. Ses deux choix avaient du bon et du mauvais: bienvenue à l’âge adulte!»

Lehane admet que ce parcours plus nuancé est un peu le sien, les perspectives du milieu de la vie n’étant plus celles de la vingtaine. Un état de fait qui permet à Patrick Kenzie de donner une évaluation sobre de son existence: «Mes joies l’emportent sur mes peines.» Une façon douce-amère de se dire que l’on a quand même assez bien réussi sa vie.

Bibliographie :
Moonlight mile, Rivages, 382 p. | 32,95$
En librairie le 7 juin

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