C’est chez un éditeur québécois que les lecteurs découvriront ce printemps Le cygne, une œuvre signée par l’incomparable Roald Dahl. Aux côtés de Sudie, de Sara Flanigan, l’ouvrage de Dahl inaugure la nouvelle collection de romans des éditions D’eux qui, depuis leurs débuts, ne font rien comme les autres. Plongeons dans la petite histoire derrière la naissance de cette collection.

Quiconque a déjà échangé avec Yves Nadon — ne serait-ce que deux minutes ou deux phrases — aura saisi à quel point cet homme est l’un des grands défenseurs de la littérature jeunesse au pays. Cet ancien enseignant au primaire de Sherbrooke, qui a œuvré plus de vingt ans aux éditions 400 coups et mis sur pied les éditions D’eux il y a six ans de cela, n’a toujours qu’une idée en tête : faire de bonnes histoires. Et c’est autour de cette unique caractéristique que s’articule leur nouvelle collection.

« Cette collection découle de la volonté de faire Sudie en français, de ce besoin égoïste de vouloir le remettre sur le marché. C’est ce titre qui a donné le ton à la collection », nous explique au bout du fil Yves Nadon. Et ce ton, c’est celui des histoires puissantes, destinées aux 12 ans et plus, doublé de l’appétence d’en faire des ouvrages avec une vingtaine d’illustrations d’accompagnement. Mais les étiquettes sur les textes qui prendront place dans cette collection s’arrêtent là : « On veut avoir de bonnes histoires, point. Je ne veux pas que la littérature devienne un moyen pour dire aux gens quoi penser. Inspirer la réflexion, oui, mais pas faire de la littérature un outil de propagande. »

C’est ainsi qu’en mars, on a vu arriver sur les tablettes Le cygne de Roald Dahl illustré par Jean Claverie, et Sudie de Sara Flanigan illustré par Pierre Pratt. Suivra Missié de Christophe Leon illustré par Barroux. Les prochains titres seront quant à eux dirigés par Marie Fradette, spécialiste de la littérature jeunesse et journaliste que vous avez sûrement lue entre les pages du Devoir, qui est récemment devenue directrice littéraire de la collection.

Quand Le cygne réveille
Le cygne est une longue nouvelle de Roald Dahl, préalablement parue dans un roman double épuisé depuis belle lurette aux côtés de La merveilleuse histoire de Henry Sugar — qui est en cours d’adaptation par Wes Anderson pour Netflix. Depuis qu’il a lu ce texte, son effet ne s’était jamais estompé chez Yves Nadon. Il se souvient d’ailleurs cette fois où il en a fait la lecture à voix haute à un groupe d’élèves du secondaire. Dans la classe, il y avait notamment un grand garçon, avachi sur sa chaise, les piercings nombreux et les yeux rivés au sol, totalement désintéressé. Au terme de la lecture, soit au trois-quarts du texte, Yves Nadon a invité les élèves qui le souhaitaient à se procurer le livre en bibliothèque pour en connaître la fin. Celui qu’il croyait alors amorphe s’était déplié d’un coup puis s’était insurgé, lui disant que ça ne se pouvait pas qu’il ne termine pas la lecture, que ça ne se faisait pas! Ne jamais se fier aux apparences, dit le dicton!

Mais de quoi parle donc ce livre qui aura su captiver ce jeune? Il s’agit d’une histoire cruelle de harcèlement. Le tout débute alors qu’Ernie, 15 ans, reçoit de son père une carabine. Avec un ami, ils iront à la chasse aux oiseaux et aux lapins, mais voilà qu’ils tomberont sur leur ennemi : le frêle Peter qui raffole d’ornithologie. Le temps était bien mal choisi pour le croiser…

Sudie est lui aussi un roman ébranlant, dur. L’histoire, qui se déroule dans les années 1940 dans une petite ville américaine, en est une sur l’amitié et le racisme, sur les barrières qu’érigent les adultes en fonction de la couleur de peau. Sudie est une jeune fille qui dévoilera à Marie-Agnès, la narratrice de 11 ans, son secret : elle a un ami, caché au fond des bois, qui la comprend mieux que quiconque et dont la peau est noire…

Le cas complexe de Dahl
Pour publier Dahl, il aura fallu que l’éditeur s’arme de patience et se retrousse les manches pour affronter la multitude de formalités entourant le projet. « J’ai d’abord contacté la Fondation Dahl, à qui j’ai exposé le projet. Ils trouvaient l’idée chouette, mais il fallait que Gallimard valide, car c’est eux qui possèdent les droits mondiaux en français. »

Mais Yves Nadon avait une carte dans sa manche : il avait déjà collaboré avec eux. En 2018, il avait publié son album Mon frère et moi à cette enseigne (au Québec, c’est chez D’eux qu’on peut se procurer ce titre), album illustré par le Français Jean Claverie. Mais un an auparavant, il avait également collaboré avec cette maison pour l’achat des droits du classique Comme un roman de Daniel Pennac. Cette nouvelle édition québécoise était d’ailleurs accompagnée d’une préface d’Yves Nadon, mais aussi des illustrations de Quentin Blake… vous savez, ce même illustrateur qui signe depuis des années les couvertures des éditions chez Folio jeunesse de Roald Dahl!

Mais une crainte demeurait : une fois que les éditions Gallimard seraient au fait du projet de faire du Cygne un roman à proprement dit, illustré de surcroît et dans un bel écrin, ces dernières pourraient tellement aimer l’idée qu’au lieu de lui accorder les droits, elles pourraient choisir elles-mêmes de l’éditer… Mais non, l’éditeur français a octroyé les droits pour le Québec à monsieur Nadon, se gardant toutefois ceux pour l’Europe. Il demeurait en revanche interdit pour les éditions D’eux de traduire le texte et il leur fallait acheter la traduction existante chez Gallimard.

Une fois la matière textuelle en main, Yves Nadon a dû retourner vers la Fondation Roald Dahl, à qui il devait soumettre les illustrations et le graphisme du projet, l’organisme se réservant un droit de regard sur toute adaptation de l’œuvre de Dahl. Nous l’avons dit plus haut, Le cygne est un texte dur, qui ne s’adresse pas au public de Charlie et la chocolaterie ou encore à celui de Matilda ou Le Bon Gros Géant. Les illustrations proposées par D’eux, signées Jean Claverie, étaient en couleurs. La Fondation s’est alors opposée : avec des couleurs, un public trop jeune serait attiré par ce livre qui ne leur est pas destiné. Mais Yves Nadon n’allait pas se laisser ainsi démonter et passer au noir et blanc sans rien dire. C’est alors qu’il leur parla de Des souris et des hommes, l’adaptation illustrée par Rebecca Dautremer du classique de John Steinbeck (disponible chez Tishina en France, et chez Alto au Québec) : c’était en couleurs, et pourtant pour les adultes. Convaincue, la Fondation a alors accepté.

Au final, le projet demanda deux années entières de négociations. Mais le résultat est à la hauteur du temps investi : une édition très soignée — pour tous les livres de la collection, d’ailleurs — dans un papier de qualité, avec une couverture à rabat texturée, une tranche colorée de jaune et un graphisme léché. « On a simplement donné le contenant approprié à ce texte qu’on voulait faire », ajoutera monsieur Nadon.

Un pont au-dessus de l’océan
Si Yves Nadon est parvenu à publier Roald Dahl dans sa jeune maison d’édition québécoise, c’est parce qu’il a su, et depuis longtemps, positionner adroitement ses pions. Quiconque jettera un œil aux auteurs ou aux illustrateurs qui forment son écurie sera de prime abord surpris d’y voir autant de représentants européens, et de renom : Thierry Dedieu, Michaël Escoffier, Jean-Claude Alphen, etc. « C’est un choix conscient de marier les deux continents dans les livres. C’est une façon d’innover pour attaquer le marché européen, qui est sinon difficile à percer pour les éditeurs jeunesse québécois. » Puis, il ajoute qu’ils donnent ainsi de la visibilité au Québec, car les livres de D’eux, en France, rayonnent de mille feux, que ce soient ceux des auteurs de là-bas, ou encore ceux de chez nous.

Une bonne dose de détermination et une bonne réputation : c’était ça, la recette gagnante pour ajouter Roald Dahl à son catalogue.

Illustration tirée du livre Le cygne de Roald Dahl (D’eux) : © Jean Claverie

Publicité