En 1990, la collection « Frissons » initiait les enfants québécois aux histoires de peur venues d’ailleurs, alors que Denis Côté devenait un pionnier québécois du genre en publiant La nuit du vampire. Trente ans plus tard, les éditeurs d’ici sont de plus en plus nombreux à offrir une version locale de l’épouvante, et les jeunes accros à la chair de poule en redemandent!

Denis Côté se souvient très bien de ses premiers pas vers la peur. « La nuit du vampire, qui a été publié à La courte échelle, est non seulement le premier roman d’épouvante que j’ai écrit, mais je crois humblement que c’est le premier roman québécois du genre pour les 8-10 ans. Quelques années plus tard, lorsque j’ai écrit Terminus cauchemar, c’était le premier roman d’horreur pour les ados. » Deux projets qui lui ont permis de s’inscrire dans un courant mondial, pratiquement inexistant au Québec. « Je ne savais pas si ça plairait… Pourtant, les deux romans ont été des succès énormes! Comme si les enfants attendaient ça. »

Avec le temps, l’engouement pour l’horreur n’a pas cessé de grandir. « Depuis 1990, les “Frissons” se sont vendus à un million d’exemplaires », révèle Thomas Campbell, éditeur chez Héritage jeunesse, qui a fait prendre à la célèbre collection un virage 100% québécois en 2015. « Récemment, on a même vendu 10 000 exemplaires en deux mois des six titres sortis au printemps 2019! » Pour illustrer le succès du genre, il ne se gêne pas pour citer la collection « Noire » de La courte échelle, qui a une approche illustrée. « Je ne sens pas de compétition entre les éditeurs québécois. Chacun aborde l’horreur selon ses codes. » L’identité forte de chaque collection exerce d’ailleurs un attrait puissant sur les lecteurs, selon lui. « On voit les jeunes qui attendent les nouveautés d’une collection, qui s’échangent des livres entre amis ou qui créent des pages Facebook de fans d’une collection. C’est très fédérateur. »

L’horreur en littérature jeunesse est d’ailleurs une affaire de collection et peu d’auteurs vedettes, croit Amy Lachapelle, éditrice aux Éditions Z’ailées. « Il n’y a pas l’équivalent d’un Patrick Senécal chez les jeunes. Les jeunes suivent davantage un style ou une collection, en se fiant au titre, à la couverture et à l’histoire, plutôt qu’à l’auteur uniquement. »

Jusqu’où peut-on aller?
Livre après livre, plusieurs jeunes développent une véritable passion pour la littérature d’épouvante. Plus ils en lisent, plus ils veulent avoir peur. Mais à quel point les écrivains peuvent-ils terrifier leurs lecteurs? « Chez les 8-10 ans, il y a une règle de l’horreur : le lecteur ne doit pas avoir trop peur, explique Denis Côté. Il doit se sentir rassuré à la fin. Pour les plus vieux, je ne m’impose pas de règle. J’essaie de leur faire le plus peur possible et que les personnages s’en tirent en ayant été chavirés. » Il a tout de même ses préférences : « Je n’aurais pas envie d’écrire une scène avec un personnage, humain ou surnaturel, qui égorge quelqu’un avec du sang qui revole partout. Pour moi, le plus grand défi d’un écrivain, c’est de faire peur sans utiliser ce genre de moyens. »

L’auteur évoque d’ailleurs les trois niveaux de peur selon Stephen King : l’écœurement (le résultat d’un geste dégoûtant), l’horreur (le monstre en action) et la terreur (évoquer la peur subtilement sans rien montrer). « Le plus loin que je suis allé pour les 8-9 ans, c’est dans Je suis un monstre, dit-il. La morale de l’histoire est que le mal est dans chacun de nous, y compris chez les enfants. C’est présenté de manière métaphorique, mais ça reste assez clair. Ça frappe! »

Quand Amy Lachapelle a créé la collection « Zone Frousse » en 2009, elle voulait initier les jeunes à l’horreur, sans les empêcher de s’endormir. « J’ai invité plusieurs auteurs à se joindre à moi pour varier les histoires, dit-elle. Surtout que la peur, c’est subjectif : ce qui m’effraie n’a pas nécessairement le même effet sur les autres. En plus, les lecteurs de 9 à 12 ans ne sont pas tous rendus au même endroit. »

Chez Héritage jeunesse, on a d’ailleurs élaboré un barème de la peur : Frousse verte dès 8 ans, Peur bleue dès 9 ans, Terreur rouge dès 12 ans et Frisson extrême pour les 14 ans et plus. D’une section à l’autre, les histoires sont plus effrayantes, plus longues et vont plus loin dans la psychologie des personnages. « L’idée est d’avoir un premier niveau initiatique face à l’épouvante avec une petite dose de sensation forte, sans être traumatisé », précise M. Campbell.

Une telle charte de la peur n’existe pas chez les Z’ailées, mais la maison d’édition demeure sensible aux limites de ses lecteurs. « On veut faire peur et créer un suspense afin de divertir et de faire vivre des émotions fortes, résume Amy Lachapelle. Quand je choisis une histoire, j’y vais au feeling. C’est arrivé que je fasse retravailler certains textes quand c’était trop. Par exemple, on peut aborder la mort, car ça existe, mais on ne veut pas de violence extrême envers les humains. » Cela dit, les jeunes sont souvent moins choqués que leurs parents et leurs professeurs. « À cet âge, le lectorat est généralement supervisé, explique-t-elle. Il faut être conscient que ça doit plaire aussi aux adultes autour de l’enfant. Pourtant, quand je vais en classes, certains élèves me disent avoir déjà vu des films de Stephen King! Ils sont capables d’aller assez loin. Ce n’est pas évident de plaire aux deux sans aller trop loin ni être trop superficiels. »

Thomas Campbell croit qu’un excès de limites peut avoir un effet néfaste. « La censure en littérature est un terrain glissant. Si on n’aborde pas certains thèmes de manière frontale, les jeunes n’auront pas de référents sur ces sujets. » Il refuse cependant de choquer pour choquer. « Ce qui inspire la terreur, c’est ce qui nous répugne et crée le malaise. On n’a pas besoin de voir quelqu’un qui mange des viscères ou se fait couper la tête. Je préfère faire confiance à l’intelligence des lecteurs en leur donnant de petites touches d’horreur et en jouant avec les codes, plutôt que de leur imposer une violence frontale ou racoleuse. » Bref, un bel exercice d’équilibriste. « On veut que ce ne soit ni trash, ni trop encadré, ni guimauve aseptisée », illustre-t-il.

Denis Côté est d’avis que les livres étrangers, spécialement ceux des États-Unis et de l’Angleterre, sont beaucoup plus audacieux que les histoires québécoises. « La littérature jeunesse d’ici est encore assujettie au monde de l’éducation, dit-il. Certains parents et professeurs se sentent autorisés à dénoncer la lecture de certains titres. Il y a donc des sujets à éviter ou à prioriser. » Il est persuadé qu’ailleurs, on accepte de déranger les lecteurs. « Quand j’ai terminé le roman Coraline en anglais, je me suis dit que c’était le livre le plus épeurant de ma vie! L’auteur Neil Gaiman ne s’est pas dit qu’il devait se retenir. Il a présenté aux enfants le pire cauchemar qu’un enfant peut faire. Je crois qu’il ne faut pas faire semblant de faire peur. Les jeunes aiment ça avoir des frissons. »

Illustration tirée de Terminus cauchemar (La courte échelle) : © Djief

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