Nous avons demandé à Julie Champagne, auteure dont l’humour nous épate chaque fois, de créer pour vous une fiction inédite. Nous vous invitons donc à plonger dans cette histoire et à la partager avec les jeunes qui vous entourent.

– Arrêteee! Tu ne peux pas m’échapper!

Le policier a accéléré sa course, la main gauche sur sa ceinture de cuir. Il n’avait pas l’air de rigoler. Allait-il tirer comme dans les films?

J’imaginais déjà ma pierre tombale :

Frédérique Moreau, 14 ans, délinquante trouée comme un fromage suisse.

J’ai sprinté de plus belle, la peur au ventre, l’adrénaline au plafond. Mon avenir se jouait sous mes yeux : arrestation, interrogatoire, prison…

Ma mère ne s’en remettrait jamais. Le mois passé, j’avais écopé d’une semaine de vaisselle à cause d’un mauvais mot. Je n’osais pas imaginer sa réaction en cas d’ennuis avec la police!

Il fallait fuir. Et vite…
J’ai détalé entre les érables du parc Lacroix, en espérant que mes zigzags finiraient par décourager mon poursuivant. Après tout, il ne donnait pas dans le petit format. Ça ne devait pas être une mince affaire de trimballer tous ces kilos.

J’avais tort. Le policier contournait les obstacles avec agilité. Un mammouth en mode slalom!

Je ne pouvais pas en dire autant de moi. Mon sac à dos semblait peser trois tonnes. Mes muscles appelaient au secours. Normal, ils ne me servaient jamais, puis, sans crier gare, je leur imposais l’épreuve olympique. J’aurais eu peur des courbatures du lendemain, si je n’avais pas eu la certitude de mourir par balle avant le souper.

Les tempes en sueur, j’ai regagné le sentier de gravier qui traversait le terrain municipal. Je cherchais une solution, une issue, puis bang! Collision frontale.

– Regarde où tu vas! s’est indignée une collègue joggeuse.

Pas le temps de faire connaissance, sergent Mammouth se rapprochait. J’ai déguerpi en balbutiant des excuses. Ma mère m’avait enseigné la politesse, même si ça ne paraissait pas toujours.

– Reviens ici! Tout de suite!

La voix de l’officier se mêlait aux protestations de l’accidentée. Ils semblaient aussi énervés l’un que l’autre.

Je me suis enfoncée dans une ruelle verdoyante. J’aurais aimé dire que j’avais une idée, un plan, mais ce serait mentir. Je n’avais aucun plan. Je galopais vers nulle part.

J’ai lancé un bref regard par-dessus mon épaule. Mon souhait n’avait pas été exaucé. Sergent Mammouth me pourchassait toujours.

Il n’avait pas d’autres criminels à fouetter, celui-là? Un enfant qui dépassait les autres aux glissades, un écureuil qui faisait de la contrebande de noisettes?

La ruelle débouchait sur un boulevard plus achalandé, bordé de petits commerces et de restaurants. Pas question de ralentir la cadence. J’ai pris la droite, par pur hasard.

Les têtes se tournaient à mon passage et ce n’était pas pour admirer mon look d’enfer. Je sifflais comme une bouilloire, la casquette de travers.

Le verdict était clair. Je ne pouvais pas compter sur mes talents sportifs pour me sortir de ce pétrin. Il me restait un espoir : mon sens de l’improvisation.

Les rouages de mon cerveau se sont mis en mode accéléré. J’étais sortie du champ de vision de sergent Mammouth. Cette chance allait durer, quoi, une dizaine de secondes? Au bout de la ruelle, le policier me repérerait aussitôt.

Je devais donc disparaître. Maintenant.
J’ai laissé passer la première porte — trop facile. J’ai aussi boudé la deuxième — des clients monopolisaient déjà l’entrée. J’ai tiré sur la troisième, avec conviction et espoir, et je me suis engagée à l’intérieur pour me cacher.

Des livres. Des tonnes de livres, classés sur des rayons ordonnés.

La librairie du quartier serait donc mon refuge. Pas mal… J’aurais pu tomber sur un cabinet de dentiste, ou pire, une boutique de vêtements. Je n’étais pas d’humeur pour des conseils mode. Mes jeans et mon vieux t-shirt me convenaient parfaitement, merci.

Je me suis déniché un coin tranquille, le temps de reprendre mes esprits. J’ai agrippé le premier livre qui me tombait sous la main, afin de dissimuler mon visage de délinquante recherchée.

Aucun souci. No problemo. Il suffisait de rester discrète. Sergent Mammouth passerait vite au prochain appel, puis je pourrais rentrer chez moi et oublier toute cette histoire.

– Bonjour! Je peux t’aider avec quelque chose?

Un homme aussi chauve que barbu se tenait droit devant. Il ne souriait pas, mais il ne semblait pas armé, ce qui me paraissait une belle amélioration.

– Merci, je fais juste regarder.

Pourquoi ma voix était-elle aussi stridente? Je devais me comporter comme une cliente normale. Nor-ma-le.

– Tu apprends le polonais? demanda-t-il avec un air sceptique.

Arg! Je tenais Le petit dictionnaire du polonais. On a la normalité qu’on peut…

– Vous avez le jugement facile pour quelqu’un qui porte un gilet marron…

Il a éclaté de rire.
– Fais-moi signe si tu as des questions, a-t-il conclu sans plus de cérémonie.

Une silhouette massive a attiré mon attention : sergent Mammouth passait devant la librairie. La façade vitrée nous donnait une vue splendide sur la rue. Et vice-versa…

J’ai fait une pirouette pour lui tourner le dos et j’ai récupéré mon cellulaire dans le fond de mon sac à dos, les mains tremblantes. Il me fallait du renfort :

FRED : Allooo! Je t’ai déjà dit à quel point ton amitié m’est précieuse?

BILLIE : Tu as cogné ta tête contre quelque chose de dur?

FRED : Non! Je tiens à toi, c’est tout. À propos d’un autre sujet, j’ai besoin d’un service. Peux-tu passer à la librairie et discuter météo avec le policier qui gambade dehors?

BILLIE : Hein? Mais pourquoi?

FRED : Simple diversion. Pas le temps de t’expliquer.

BILLIE : Ça semble risqué…

FRED : Je ne t’impliquerais jamais dans un plan dangereux pour toi!

BILLIE : Mars 2018. Tu as failli me rendre aveugle en m’envoyant de la peinture en aérosol dans les yeux.

FRED : C’était un accident et tu le sais!

BILLIE : Mouais. Je garde mon frère, mais je t’écris au retour des parents. Sois prudente, OK?

Seule au front. Je devrais donc faire preuve de patience. Beaucoup
de patience…

J’en étais à la page 38 d’un roman policier quand j’ai décrété que la mascarade avait assez duré. Ma mère finirait par s’inquiéter, et surtout, j’avais atrocement faim.

J’ai posé le livre sur la tablette et je suis sortie de mon terrier comme une marmotte au printemps. Je m’approchais de la porte, prête pour ma grande évasion, quand la réalité m’a frappée de plein fouet : sergent Mammouth était toujours dans les parages.

Pourquoi s’acharnait-il sur moi? J’étais une bonne personne. Je me lavais toujours les mains pendant 20 secondes et je respectais les distances réglementaires dans les transports en commun. Ce n’était pas juste!

Le policier a collé son nez à la fenêtre, les yeux plissés pour mieux discerner ce qui se tramait à l’intérieur.

Paniquée, j’ai couru derrière le comptoir d’information. Pire encore, j’ai retiré ma casquette et j’ai enfilé le gilet marron qui traînait sur la tablette, sous l’ordinateur. Dans la catégorie du pire costume de libraire, je remportais la palme.

– Aaah, bonjour! s’est exclamée une dame exaspérée. Je cherche un livre, j’ai oublié le titre… La couverture est bleue.

Trop tard pour reculer. Il fallait jouer le jeu.

– Euh. Vingt mille lieues sous les mers?

– Non. Avec des étoiles.

Le petit prince?

– Non. C’est un guide pratique pour communiquer avec les morts.

– J’espère que vous avez un bon forfait téléphonique…

Silence confus. Elle me recevait 2 sur 10.
– Notre système informatique est en panne, mentais-je. Avez-vous essayé la section ésotérique?

J’ai pointé dans le vide, sans direction particulière, puis je lui ai souhaité bonne chance dans ses démarches avec l’au-delà. J’avais assez aidé mon prochain pour aujourd’hui.

À l’extérieur, sergent Mammouth interceptait des passants. L’étau se resserrait…

Si la porte principale était trop bien gardée, peut-être que je pouvais trouver une autre issue? Une entrée spéciale pour les livraisons, une salle de toilette avec fenêtre? J’étais prête à tout pour retrouver ma liberté.

J’ai enlevé mon gilet de libraire, j’ai ramassé ma casquette et j’ai tout enfoui dans mon sac à dos, prête pour l’inspection.

J’examinais les murs, en utilisant les tables de livres pour me déplacer à l’abri des regards. Avez-vous déjà essayé d’avoir l’air naturel en marchant accroupie? Je vous le déconseille vivement…

– Dis donc, tu n’as pas de devoirs?

Surprise! Le libraire se tenait devant moi, les bras croisés de mécontentement.

– C’est ma mère qui vous envoie?

– Tu ne peux pas flâner à la librairie.

– Je ne flâne pas! J’ai rendez-vous avec mon oncle. Il est juste un peu en retard…

– Comment il s’appelle, ton oncle?

– Vernon Dursley.

– Comme dans Harry Potter?

Je n’aimais pas la tournure que prenait cette conversation…
– Écoute, ce n’est pas le skatepark ici, a tranché le libraire. Pas de flânage.

J’ai hoché la tête pour montrer mon respect des consignes, mais en réalité, mon attention était ailleurs : sergent Mammouth venait d’entrer dans l’épicerie, de l’autre côté de la rue.

Le champ était libre! J’ai gambadé joyeusement vers la porte, confiante que cette tentative d’évasion serait la bonne.

J’étais si confiante que je n’ai rien vu aller. Ni le gamin qui arrivait en courant ni la porte que je lui ai balancée en plein visage.

– Aïe! Cha chaigne!

Il pleurait, non, il hurlait. Question discrétion, c’était totalement raté.

– Chuuutttt! Dis-moi, où tu as mal?

– Ché ma dent qui branle, helle est tombée!

– Ce n’est rien, juste une dent de bébé.

– Che chuis pas hun bébééé!

Il a gémi de plus belle, ce qui semblait contradictoire avec sa prétendue maturité.

J’ai entraîné ma victime à l’intérieur. Il n’existait qu’une solution pour le calmer : la corruption. J’ai versé le contenu de mes poches dans ses mains — un billet de cinq dollars, deux pièces de un dollar et un vieux bonbon à la menthe.

– D’habitude, ché la fée des dents qui m’apporte des chous…

– Je suis son employée.

– Tsu rechembles pas à une fée, a-t-il ajouté, suspicieux. Elles portent des chupes, et toi, tsu as un cheans plein de gouache…

– Notre syndicat a adopté un nouvel uniforme. La culture non genrée, l’équité chez les fées, le libre-choix, tout ça, tout ça…

J’ai prétexté une autre urgence dentaire, puis je me suis sauvée loin, très loin dans les rayons de livres. En tant que fée professionnelle, je devais me cacher des humains. Des parents en furie, surtout.

De retour à la case départ. Piégée dans ma propre planque.

Je me suis dirigée au fond de la librairie, complètement découragée. Je ne savais plus quoi chercher — une trappe secrète, un conduit d’aération, un miracle…

Puis soudain, je l’ai vue : une porte réservée aux employés.

Je m’attendais à tout en tournant la poignée. Tout sauf tomber face à face avec le libraire :

– Pas encore, a-t-il rouspété, visiblement ravi par nos retrouvailles. Donne-moi ton sac à dos.

Il a tendu la main. J’ai croisé les bras. Il a haussé les sourcils. J’ai capitulé, la mine basse :

– Je ne suis pas une voleuse…

Au même moment, il a sorti le gilet marron. J’avais dû le ranger en même temps que ma casquette, dans l’énervement. Mais qu’est-ce qui m’arrivait? J’étais devenue une vague de criminalité sur deux pattes!

– C’est une erreur, je le jure. Enfin, pourquoi j’aurais volé cette horreur?

Peu impressionné, il a poursuivi ses fouilles pour extirper deux bombes de peinture en aérosol. Les choses se corsaient…

J’ai pris une grande inspiration :
– Je croise ce banc tous les jours, au parc, en revenant de l’école. Et les mots écrits dessus… C’était juste… inadmissible. Je savais que c’était risqué, mais je ne pouvais plus laisser faire ça.

– Est-ce que ton petit passe-temps aurait un lien avec le policier qui fait la tournée des commerces?

– Peut-être…

Il avait sorti mon cahier de dessins, qu’il feuilletait sans dire un mot. Il a observé longuement mes croquis, surtout celui du banc couvert de monstres sous-marins, façon Jules Verne.

– Je dois préparer mes commandes, a-t-il annoncé en me redonnant mes affaires. C’est plutôt long. Si jamais un client devait sortir par la porte arrière, par la gauche, là-bas, il serait très possible que je ne m’aperçoive de rien.

J’allais lui exprimer ma gratitude, mais il a tout de suite enchaîné :

– Et garde le gilet. Le mur de la librairie manque de personnalité. Si jamais il te reste un peu de peinture…

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