La force du duo: La création d’un album jeunesse

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Une histoire brillante et un meilleur ami habile aux pinceaux suffisent-ils pour publier un album jeunesse? Profitant de la sortie du complètement débridé Lapinokio, le libraire a interrogé Lili Chartrand, l’auteure, et PisHier, l’illustrateur, sur les dessous de la fabrication d’un album. Gilles Tibo, vétéran dans le milieu du livre jeunesse, nous ouvre également la porte sur sa précieuse expérience.

Choisissons le meilleur auteur et jumelons-le au plus talentueux des illustrateurs. Obtiendrait-on nécessairement le meilleur album jeunesse jamais créé? Probablement pas, n’en déplaise à ces deux artistes de talent. En effet, force est de constater que la clé du succès réside dans la complémentarité d’un bon scénario et des illustrations qui en évoquent l’esprit. C’est pourquoi un même texte, mis en images par deux illustrateurs différents, susciterait des émotions distinctes, soutient Lili Chartrand : « Il faut choisir avec soin l’illustrateur pour que son style se marie avec votre texte. C’est d’autant plus important, car c’est ce qui donne un ton, une ambiance, dès le premier regard », ajoute-t-elle. Pour Lapinokio (Dominique et compagnie), on voit immédiatement d’après les personnages de PisHier — couleurs explosives, grands yeux expressifs —, que le ton de l’album appellera aux rires. Et effectivement, cette histoire d’un lapin en peluche rêvant de prendre vie et qui, au moment où une fée réalise son souhait, sème la zizanie dans la fermette, est totalement déjantée!

Gilles Tibo défend également l’importance d’un tandem efficace : « Comme illustrateur, j’avais un style très précis, celui de ma série « Simon », mais cela n’aurait pas fonctionné pour les « Noémie ». J’ai donc fait comme tous les auteurs font, c’est-à-dire choisir avec le directeur artistique parmi les illustrateurs celui dont le style convenait le mieux pour illustrer l’esprit du livre. » Gilles Tibo nous avoue même avoir attendu deux ans Janice Nadeau, l’illustratrice avec qui il souhaitait travailler sur Ma meilleure amie (Québec Amérique) : « Rien ne pressait, je voulais que ce soit elle, que j’aie à attendre mille ans ou non! » Et il a bien fait, puisque le Prix du Gouverneur Général a finalement couronné cette œuvre sensible…

 

De l’idée à sa réalisation

Il existe deux approches principales pour la création d’un album : d’une part, l’éditeur peut faire une commande spécifique à un auteur, d’autre part, un auteur peut proposer un projet qui lui tient à cœur. Mais dans un cas comme dans l’autre, on s’attarde généralement au choix de l’illustrateur dans un deuxième temps. Entre alors en jeu le directeur artistique, celui qui aura pour tâche de faire le pont entre l’illustrateur, l’auteur et la production dans ses moindres détails. Ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait croire, il arrive même qu’un auteur n’ait jamais rencontré l’illustrateur avant la publication de leur album, le directeur artistique ayant fait le relais entre les deux artistes tout au long de la création. Ce fut notamment le cas pour Lili, qui avait proposé PisHier, mais qui ne l’a jamais rencontré durant la confection de Lapinokio!

Mais qui est donc ce directeur artistique dont le nom n’apparaît sur aucune couverture? Dans le cas de Lapinokio, il s’agit de Marie-Josée Legault, qui travaillait pour la première fois à un album. Sa formation en design graphique et en typographie ainsi que son expérience en tant que directrice artistique de magazine lui ont permis de mener à bien un tel projet. « Un directeur artistique doit avant tout réussir à mettre en images l’histoire et la vision de l’auteur. Il donne le ton au niveau de l’aspect visuel : l’allure des personnages, le style d’image, la technique, la coloration, le découpage des scènes et la mise en page finale (typo, couleurs, design graphique). Il fait également le suivi auprès de l’illustrateur tout au long du projet », explique celle qui a adoré son expérience de création.

Une fois le texte accepté, l’auteur a-t-il son mot à dire sur les esquisses soumises par l’illustrateur? « Je sais que certains auteurs ne se mêlent pas du tout du côté illustration, alors que c’est une seconde nature chez moi. Je m’implique beaucoup, étant donné que j’ai un baccalauréat en design graphique et que j’ai travaillé longtemps en cinéma d’animation. Je discute avec le directeur artistique pour souligner, par exemple, que ce passage-ci devra dégager beaucoup d’émotion ou ce passage-là, beaucoup d’humour », nous dit Lili, qui cumule l’expérience de plus de trente ouvrages.

 

Dessine-moi un mouton

PisHier, dont le style convient autant à l’illustration d’album (Si Simone, Les 400 coups), qu’à l’illustration corporative (Les Affaires, L’Actualité et la couverture du présent libraire), affirme que, chez lui, dessiner est un besoin vital : « Je suis né pour illustrer! ». Il ajoute ensuite : « Ce que j’aime le plus dans ce métier, c’est de recevoir l’album. J’aime le produit final. C’est très long illustrer un livre et jeunesse — deux à quatre mois —, c’est donc très gratifiant de voir le rendu! ».

Cependant, n’est pas une mince affaire que le métier d’illustrateur. Comme en témoigne la rencontre entre le Petit Prince et l’aviateur dans le classique bien connu, il n’est pas toujours aisé de cerner ce que l’auteur a en tête lorsqu’il demande qu’on lui dessine, par exemple, un mouton! « L’auteur possède sa vision, il a souvent une idée déjà bien construite et l’illustrateur a également la sienne, en fonction du personnage, de son propre style et du marché qu’il connaît. Des fois, ça peut être dur de rejoindre ces deux visions, parfois ça peut très bien aller! », explique PisHier, démontrant ainsi l’importance de faire plusieurs esquisses qui doivent être approuvées avant de se lancer dans le projet. Positionnant son rôle au même niveau que celui de l’auteur, PisHier insiste sur la portée des illustrations, « puisque ce sont elles qui attirent d’abord le regard et qui permettent ainsi de vendre le livre ».

 

Les dessous de l’écriture

« C’est très dur de faire un album. Ça paraît simple, mais c’est beaucoup plus complexe que ça en a l’air. C’est presque une science! » avoue le pourtant très prolifique Gilles Tibo. Lors de l’écriture d’album, ce dernier fait jusqu’à trente versions de son texte : « Il faut arriver à cet équilibre où tout est dit, de façon concise, précise, en plus de laisser place à l’image. Il faut être conscient qu’il y a une image, que la page va se tourner et que la réponse du punch sera de l’autre côté. Quand tu écris un roman, tu ne penses pas à cela. »

Lili Chartrand se concentre sur cinq mots d’ordre lorsque vient le temps d’écrire : originalité, rythme, humour, émotion et surprise. Du même avis que Tibo, elle avoue que les textes les plus courts sont souvent les plus difficiles à écrire : « Pour les tout-petits par exemple, j’aime bien jouer avec les sons; ça semble facile, mais ce n’est pas évident de garder l’écriture légère, qu’on ne sente pas la rime forcée. » Mais même avec ces défis sur le plan de la rédaction, son travail est bien souvent récompensé d’une façon ou d’une autre : « Juste d’imaginer qu’en ce moment, un jeune lit ou se fait lire un de mes albums et que ça allume des étoiles dans ses yeux, ça me fait chaud au cœur! »

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