Grandes et petites histoires

8
Publicité
Depuis quelques années, le roman historique a retrouvé ses lettres de noblesse en littérature pour la jeunesse. Faut-il y voir une volonté des écrivains de pallier les carences d'un système scolaire où l'histoire a, hélas, fait figure de parent pauvre ces dernières années ?

Après nous avoir fait revivre les croisades contre les Cathares dans son excellent premier roman, Les citadelles du vertige (Prix du livre de jeunesse M. Christie 1998), Jean-Michel Schembré tourne son regard vers un autre chapitre de l’histoire, guère plus glorieux : la traite des Noirs. Le noir passage nous convie à suivre les aventures de Robin Rowley, jeune délinquant anglais qui s’engage sur un bateau négrier pour échapper au gibet. De l’Angleterre au Nouveau Monde, en passant par les côtes de Guinée, le voyage lui fournira l’occasion de s’interroger sur les préceptes racistes de son époque et sur ce que recouvre la notion d’humanité. Outre ces considérations philosophiques articulées sans lourdeur, Le passage noir est admirablement servi par l’écriture efficace, par le sens du rythme et de la construction dramatique ainsi que par l’érudition et cette rigueur que l’auteur, historien de formation, sait communiquer en douce, sans jamais négliger le caractère proprement romanesque de son livre.

Dans Trafic chez les Hurons, on retrouve avec bonheur Pierre et Ahonque, héros de la série amorcée par l’écrivain et journaliste André Noël avec Les bois magiques et L’orphelin des mers. Pierre, jeune Breton, avait fait la connaissance de sa compagne amérindienne (qui détenait le secret de la jeunesse éternelle) dès son arrivée avec Jacques Cartier en 1535. Restés jeunes grâce à ce secret, installés à Québec en 1614, Pierre et Ahonque se voient entraînés malgré eux dans une affaire de trafic de fourrure sur fond de guerre entre les tribus. Comme dans les précédents épisodes, les personnages sont attachants et crédibles, l’écriture est enlevée, le contexte d’époque campé avec assurance et autorité. À n’en pas douter, André Noël a fait ses devoirs. Et même s’il insiste moins sur l’aspect proprement historique de son roman, on le sent davantage à l’aise avec la mécanique du récit qui se donne des allures de polar. On applaudira l’audace dans le choix et le traitement des thématiques : contrebande d’eau-de-vie, guerres interethniques, nous voilà bien loin de cette conception aseptisée de la littérature pour la jeunesse que réclament les tenants de la rectitude politique.

D’ailleurs, d’où ces bien-pensants tiennent-ils leurs certitude que les jeunes sont incapables d’appréhender les réalités pas toujours jolies du passé et du présent ? Au Canada anglais, où le roman pour les jeunes a souvent été plus audacieux que celui d’ici, on semble avoir fait la part des choses depuis des lustres. Écrivaine-phare du genre, Janet Lunn a publié depuis 1968 quatorze livres dont Le message de l’arbre creux (Prix du Gouverneur Général 1998). Situé en pleine guerre d’indépendance américaine, le roman met en scène une jeune Américaine, Phoébée, dont le cousin Gidéon a été pendu parce que soupçonné d’être un espion à la solde des Britanniques. Dans le creux d’un arbre où ils avaient l’habitude de se laisser des messages, Phoébée trouve une lettre que Gidéon lui demande de transmettre aux Loyalistes. Elle entreprend alors un périple semé d’embûches vers le Canada, au fil duquel elle croisera des Rebelles américains, des Mohawks et le beau James Morissay, un Loyaliste dont elle s’éprendra. Récit initiatique doublé d’un roman d’amour à la Lucy Maud Montgomery, ce pavé de 318 pages plaira peut-être davantage aux filles. Malgré un anachronisme ou deux (l’utilisation d’un crayon de plomb en 1777 : allons donc !) et la décision discutable de la traductrice de franciser l’orthographe des noms de personnages, on reconnaît qu’il s’agit d’une œuvre majeure.

Il va sans dire que dans un cadre pédagogique, le roman historique pour la jeunesse ne peut se substituer au manuel d’histoire. Toutefois, en donnant un visage humain aux hommes et aux femmes du passé, en restituant à leurs vies une dimension concrète, ces romans peuvent contribuer à sensibiliser les jeunes à l’importance de la mémoire collective, dans un monde où tout les invite à ne se soucier que de l’air du temps.

***

Le noir passage, Jean-Michel Schembré, Pierre Tisseyre/Conquêtes
Trafic chez les Hurons, André Noël, La courte échelle
Le message de l’arbre creux, Janet Lunn, Pierre Tisseyre/Deux solitudes

Publicité