Faire entrer un éléphant photogénique dans un studio; offrir un contrat à une certaine J. K. Rowling avant même que son ouvrage ne soit publié en anglais; inventer des livres dont la fabrication nécessite d’explorer des avenues encore jamais empruntées; rendre le livre sonore accessible sur le marché; faire vivre, encore et toujours, les plumes de qualité qui font partie de son fonds : voilà quelques exploits relevés par Gallimard Jeunesse en 50 ans d’existence. Pleins feux sur un demi-siècle à servir la jeunesse comme lectorat premier.

Si Gallimard Jeunesse compte aujourd’hui quatre-vingt-dix employés qui travaillent dans son immeuble — sis devant la maison Gallimard « pour les grands » — à Paris, il a connu des débuts plus modestes, mais pas moins dénudés d’ambition. L’ouvrage Gallimard Jeunesse : 50 ans, qui propose 380 pages écrites par Marie Lallouet (celle qui a dirigé « J’aime lire » pendant quinze ans), lève le voile sur les coulisses de cet éditeur, de ses débuts à aujourd’hui. Pour discuter de cet anniversaire, au-delà de la parution de cet ouvrage majeur qui plaira aux férus d’histoire littéraire et aux amoureux d’anecdotes, nous nous sommes entretenus avec Hedwige Pasquet, présidente de Gallimard Jeunesse, qui y travaille depuis plus de quarante-cinq ans.

Littérature jeunesse et société
« L’édition pour la jeunesse est une éponge de l’évolution de la société; et puis peut-être que nous pouvons influencer la société avec nos publications. Notre public, ce sont les citoyens de demain et leurs parents. C’est une vraie responsabilité! », partage Hedwige Pasquet.

L’idéation de Gallimard Jeunesse s’inscrit dans un moment particulièrement charnière pour la société française : « C’était l’époque de Mai 68, un moment de reconnaissance de l’enfant poussé par la prise de parole de Françoise Dolto, de la mise sur pied de plusieurs associations dédiées à la jeunesse, de librairie spécialisée en jeunesse, de l’ouverture de l’école des Beaux-arts de Strasbourg créée en 1970, de l’essor de la presse spécialisée en jeunesse avec Okapi et Astrapi », explique madame Pasquet. C’est donc dans ce contexte que plusieurs maisons voient le jour en France, dont Gallimard Jeunesse — qui avait pourtant sa collection pour les jeunes sous le nom de « 1 000 Soleils », mais qui rééditait des ouvrages d’auteurs de la collection « Blanche », sous des jaquettes colorées. Les fondateurs, Jean-Olivier Héron et Pierre Marchand, étaient issus du monde de l’art, de la presse magazine et de la fabrication de livre (deux amateurs de voile et de navigation, de surcroît). En 1972, lorsque la maison est lancée, c’est avec deux objectifs en tête : faire aimer la littérature aux jeunes et créer une encyclopédie familiale du savoir élémentaire. Si le second objectif ne prendra jamais l’envol souhaité, on peut, cinquante ans plus tard, affirmer que le premier a quant à lui été tout à fait relevé.

Une histoire de premières fois
« Gallimard souhaite rejoindre l’intelligence des jeunes », soutient la présidente. C’est pourquoi la maison ose, et ce, depuis ses débuts. Si, enfants, plusieurs d’entre vous ont pu voir en photo la naissance d’une chrysalide ou encore des photos de volcans ou l’intérieur d’armures de chevaliers, c’est grâce aux efforts inégalés mis sur la collection « Les yeux de la découverte », qui a eu recours à des photographes de talent et audacieux (l’histoire de l’éléphant bien réel dans le studio!). D’ailleurs, Hedwige Pasquet fait remarquer que si à l’époque les documentaires valorisaient les photographies du genre, ce n’est cependant plus du tout le type de visuel attendu : « Aujourd’hui, on veut plutôt des illustrations vivantes, chaleureuses, peut-être plus colorées par moments, mais toujours précises sur les informations, sans fantaisie à ce niveau. »

Retour dans le passé, cette fois avec la collection « Mes premières découvertes », qui vient d’être créée en 1989 avec le lancement de La coccinelle et La pomme. Destinée aux 3 ans et plus, cette collection a comme grande particularité de montrer à la fois l’avant ou l’arrière des choses, l’extérieur et l’intérieur, « le caché/montré si propre à l’émerveillement de la petite enfance », lit-on dans l’ouvrage jubilaire. Le tout est rendu possible grâce à une habile innovation : les feuilles transparentes, avec impressions différentes sur acétates en recto verso. « Inventer un objet pour inventer une collection ou l’inverse devient et restera la marque de fabrique de Gallimard Jeunesse », lit-on également. Réel casse-tête de fabrication pour leur imprimeur italien, complice de longue date, le processus mis au point, et peaufiné avec le temps, sera notamment de relier le tout par une spirale, afin que la colle n’adhère pas à la fois sur le papier et sur les pages transparentes, spirale qui sera ensuite cachée pour préserver l’esthétisme cher à la maison. Le succès est énorme, les éditeurs étrangers cognent à la porte de Gallimard Jeunesse pour s’offrir la collection en coédition : au final, cette collection aura vendu, entre 1990 et 2010, 42 millions d’exemplaires à travers le monde!

Autre domaine d’exploitation qui fera fureur chez Gallimard : les livres sonores, dont la création a nécessité moult recherches et voyages autour du monde. Véritable phénomène international, « Mes petits imagiers sonores » représente aujourd’hui 75% du chiffre d’affaires international de l’éditeur. Ce département s’est déployé d’abord sur cassette et CD, avant d’en arriver à la puce électronique sonore qu’on retrouve aujourd’hui dans des ouvrages tels que Mes instruments du monde en imagier sonore ou encore Gym et comptines. Si le tout fonctionne à la perfection de nos jours, Hedwige Pasquet nous avoue que la première fournée avait été un réel fiasco, à tel point que les livres n’avaient pu être mis en marché et avaient été entièrement pilonnés!

Autre succès qui ravivera des souvenirs chez les gens de la génération Y : les Livres dont vous êtes le héros. C’est en 1982, à la Foire du livre de Francfort, que débute la grande épopée de cette série culte. Phénomène qui rend d’abord perplexe Christine Baker, à qui on présente le concept et dont la tâche est de dénicher des livres étrangers à publier, ces livres-jeux écrits par deux geek anglais lui font finalement signer un contrat d’achat de droits. L’engouement sera monstre, 14 millions de ces livres, organisés en plus de vingt séries, suivront…

Jusqu’en 2001, Gallimard Jeunesse publie beaucoup de documentaires et de fiction anglo-saxonne, mais peu de littérature française. C’est finalement avec Le livre des étoiles d’Erik L’Homme, qui bénéficiera de vingt-cinq traductions, que le retour de la littérature française sera fracassant. C’est d’ailleurs la première fois que Gallimard vendra un roman « grand format », libéré de tout cadre de collection. En continuant sur la lancée des premières fois, on note qu’avec Tobie Lolness de Timothée de Fombelle a lieu la première enchère pour un titre, réunissant alors six éditeurs anglo-saxons. Avec son premier concours d’écriture et sa lauréate, Christelle Dabos, c’est un million d’exemplaires vendus, vingt traductions accordées pour La passe-miroir qui feront rayonner l’heroic fantasy contemporaine. Les histoires sont nombreuses et savoureuses : on ne saurait trop vous inviter à plonger dans l’ouvrage qui les collige toutes avec soin!

Les 25 ans d’Harry Potter
Il y a vingt-cinq ans (dans quelques mois tout juste) paraissait le Folio n° 899. Aucune publicité ne l’accompagnait, aucun flafla pour en souligner, plus qu’un autre, la sortie. À force du bouche-à-oreille orchestré par les lecteurs et les libraires, tranquillement, ce Folio n° 899 a fait son chemin, jusqu’à devenir l’assise de l’un des plus grands succès du livre jamais vu sur la planète. En 1998, même année où Philip Pullman faisait une entrée également tonitruante avec Les royaumes du Nord, J. K. Rowling signait Harry Potter à l’école des sorciers (après avoir essuyé douze refus d’éditeurs anglais, en amont de Bloomsbury qui la publiera en version originale). Vingt-cinq ans plus tard, on parle de 600 millions d’exemplaires vendus dans le monde, en 85 langues (37 millions et demi en langue française), faisant d’Harry Potter le succès le plus rapide de l’histoire de l’édition, nous explique Hedwige Pasquet. Si Le petit prince, également chez Gallimard, a atteint les 200 millions d’exemplaires en 500 traductions officielles, il l’a fait sur une durée bien plus longue (depuis 1943) que le petit sorcier, nuance madame Pasquet.

Parce qu’on a toujours un plaisir fou à revenir sur l’histoire éditoriale de ce succès (on laissera ici de côté l’histoire du manuscrit du tome 6 volé, ou encore les traductions non officielles qui eurent lieu), replongeons-nous dans les années 1990… Christine Baker, basée à Londres, y assumait la responsabilité de rechercher des textes anglo-saxons. « La littérature anglo-saxonne a toujours été très intéressante et toujours en avance sur la richesse de la littérature, nous explique la présidente, citant Tolkien, Narnia, Lewis Carroll. Christine Baker a entendu parler du manuscrit par une bibliothécaire en Écosse. Puis, elle a rencontré un de ses amis éditeurs à Londres qui lui a également parlé de ce manuscrit qu’il avait eu entre les mains. » Mais ce qu’on apprend ensuite dans Gallimard Jeunesse : 50 ans, c’est que, parce que Christine Baker avait déjà à son actif quelques excellentes histoires qui se déroulaient dans un pensionnat anglais (Amandine Malabul, Ma sœur est une sorcière), elle avait laissé dormir sur son bureau le manuscrit de ce pensionnaire aux pouvoirs magiques. C’est son mari, un ex-libraire et grand lecteur, qui s’en est d’abord emparé. Puis leurs filles. Parce qu’ils étaient tous charmés, elle y a finalement plongé le nez. « Elle l’a lu et il lui est ensuite paru évident que ce texte devait venir dans notre catalogue. Nous avons acheté les droits avant qu’il ne soit publié en Angleterre. Mais personne au monde n’aurait pu prédire ce qui suivrait! », ajoute Hedwige Pasquet.

Acheté avant sa publication anglophone, oui, mais tout de même publié ensuite, selon les termes du contrat et aussi en raison de la traduction de qualité à accomplir. Le traducteur, Jean-François Ménard, s’est attelé à la tâche en s’entourant de dictionnaires anglais du XVIe siècle et de dictionnaires de mythologie. « Il a fait des recherches sur les plantes, les animaux créés par Rowling. Car s’ils sont des termes inventés, on peut tout de même en retrouver l’origine », nous apprend Hedwige Pasquet. C’est pourquoi, en français — et dans aucune autre traduction nous dit-elle —, Hogwarts est devenu Poudlard, respectant une consonance efficace.

« Ce qui est extraordinaire avec Harry Potter, c’est que bien entendu ça l’a fait lire. Quand on parlait d’avoir une influence sur la société, Harry Potter et J. K. Rowling en ont tout eu une! Non seulement elle a donné le goût de lire, mais aussi d’écrire. Il y a eu beaucoup de fanfictions et elle a inspiré beaucoup d’auteurs. Au même titre que Philip Pullman, d’ailleurs. » Ainsi, de grands noms ont suivi dans le sillon de Rowling, dont Timothée de Fombelle, Christelle Dabos et Éric L’Homme, ce dernier à qui le comité de Gallimard avait suggéré de lire Rowling, pour s’imprégner de ce qui se faisait actuellement en édition jeunesse.

Un tel succès a-t-il changé la donne, pour Gallimard Jeunesse? « L’esprit de la maison est resté le même. D’ailleurs, si nous publions Rowling, c’est parce qu’elle est une auteure littéraire, et non une opération marketing. J’ai toujours pris soin de traiter Harry Potter à part, pour éviter qu’il soit l’arbre qui cache la forêt. Notre responsabilité, en tant qu’éditeur, est de défendre l’œuvre de tous les auteurs que nous publions », conclut madame Pasquet.

 

Gallimard Jeunesse en chiffre
-2 200 auteurs
-15 000 titres publiés
-350 millions d’ouvrages vendus (dans le monde, dans une soixantaine de langues)
-6 000 à 8 000 manuscrits reçus par an
-Folio Junior : c’est 45 ans, 450 auteurs et 1 800 titres et 30% du chiffre d’affaires de Gallimard
-550 titres en 2018; 400 en 2022 : une décision prise pour mieux travailler chaque livre
-Le domaine de la littérature, bien que le plus visible d’entre tous, ne représente que 8% de l’activité de l’éditeur

Si dans cet article nous n’avons pas abordé la grande épopée de Folio Junior, les corps de métiers requis pour faire de Gallimard Jeunesse la machine efficace qu’elle est actuellement, tout le pan concernant la BD jeunesse ou encore le travail extraordinaire des illustrateurs ou des gens de l’ombre qui ont porté Gallimard Jeunesse à son sommet, c’est pour mieux vous laisser déguster l’information dans cet ouvrage, qui comprend plus de 1 000 documents iconographiques et de très nombreux entretiens. En librairie le 9 janvier

 

Des auteurs et illustrateurs phares
Quentin Blake, Michel Tournier, Michael Morpurgo, Daniel Pennac, Roald Dahl, Jean-Philippe Arrou-Vignod, Ann Brashares, Jean-Claude Mourlevat, John Green, Jules Renard, C. S. Lewis, Louise Rennison, Sempé et bien, bien d’autres.

Image tirée du livre Gallimard Jeunesse : 50 ans : © Philippe Cabaret/Éditions Gallimard Jeunesse 

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