Reconnue à travers le monde — bon nombre de traductions et d’achats de droits en témoignent —, la qualité des albums jeunesse québécois est sans cesse grandissante, florissante. Des artistes de talent se joignent aux vétérans qui continuent de créer avec passion. Pourtant, elle n’est pas si loin cette époque où l’album n’était qu’une transcription de la bonne morale, des idéaux religieux et d’une réalité fade qu’on s’imaginait liée à l’enfance et dont les illustrations étaient sans fantaisie ni poésie. Petit coup d’œil dans le rétroviseur pour célébrer le chemin parcouru.

Dans une conférence donnée par Stéphanie Danaux, historienne de l’art spécialiste de l’illustration, nous apprenons que la production d’albums jeunesse, au Québec, avant les années 40, fut découpée en trois périodes: d’abord celle du mimétisme par rapport à l’édition adulte; ensuite une phase où elle prenait de l’autonomie notamment grâce à James McIsaac, considéré comme le premier illustrateur québécois spécialiste de la jeunesse et qui fut, avec son trait clair et ses dessins très réalistes, un illustrateur hautement prolifique; puis une phase de modernisation, supportée par l’éditeur Albert Lévesque et initiée dès les années 30.

Grâce aux recherches de Françoise Lepage, professeure de littérature jeunesse à l’Université d’Ottawa, qu’on peut lire dans La littérature pour la jeunesse : 1970-2000 (chez Fides, mais malheureusement épuisé), on découvre que, de la même façon qu’a évolué le roman jeunesse au Québec, l’album illustré a d’abord pris ses assises dans des parutions qui étaient d’abord tournées vers l’édification religieuse et avaient toujours une finalité didactique bien assumée. De plus, l’album s’adressait alors à des lecteurs, et non à des enfants d’âge préscolaire comme actuellement. Les illustrations démontraient ce qu’un enfant obéissant devait faire, et il n’y avait pas de place pour l’humour ou l’absurde. Un livre était un outil pour éduquer, et non pour s’amuser. Dans les années 50, certains albums commenceront néanmoins à faire agréablement tache par rapport au reste de la production: ce seront les albums de Guy Mauffette, illustrés par Frédérick Back, et ceux de Claudine Vallerand, illustrés par Hubert Blais. De l’avis de Françoise Lepage, ce sont eux qui constituent les ancêtres de l’album moderne.

En défendant leur mission de diffuser le message chrétien, les éditions Paulines se lanceront dans l’album jeunesse. Leur production regroupera des enfants idéalisés, des images moralisatrices et des illustrations aux traits très sages, qui satisferont néanmoins la demande du public. Entre 1967 et 1974, en raison des difficultés du milieu de l’édition au Québec, les éditions Paulines seront les seules à publier des albums. Cette profusion d’ouvrages à vocation précise créera malgré elle un tout autre genre de production : certains décideront de se positionner à contre-courant et choisiront de changer la donne, en s’inspirant notamment de ce qui se passe à l’international.

En France, l’arrivée de Robert Delpire, ex-étudiant en médecine devenu galeriste, éditeur d’art et publicitaire, dans le milieu du livre dans les années 50 bouleversera les pratiques. Ce dernier métamorphosera l’album en le voyant d’abord comme un « objet-livre », jouant autant avec le texte que le format ou la mise en page. Il possédait de hauts standards d’exigence esthétique, et sa passion prévalait sur ce que le marché attendait. D’ailleurs, sa principale caractéristique sera surtout d’avoir été audacieux. En effet, on ne peut passer sous silence la publication, en 1955, de l’ouvrage révolutionnaire pour l’époque Larmes de crocodile, écrit et illustré par André François. Il s’agit d’un livre à l’italienne (donc fait sur la longueur plutôt que sur la largeur), mesurant 27 × 8 cm et présenté dans une boîte en carton de laquelle on pouvait le faire coulisser. Sur la boîte étaient reproduites des bandes de papier adhésif pour lui donner l’allure d’un colis mis à la poste. Les mentions « Attention : crocodile fragile » et « Crocodile à préserver du froid » venaient ajouter à la ludique supercherie. Ce bel emballage contenait une histoire qui se voulait une explication loufoque de l’expression « larmes de crocodile ». Son passage comme éditeur n’aura duré qu’à peine quinze ans mais aura marqué l’édition jeunesse francophone. Aujourd’hui, certains de ces titres sont étudiés comme des classiques — d’ailleurs, mentionnons que c’est lui qui fit traduire en premier en français Max et les Maximonstres, de Maurice Sendak.

Le livre Larmes de crocodile, écrit et illustré par André François, et publié en 1954 par Robert Delpire.

En 1965, en France, c’est également l’arrivée de L’école des loisirs. « Avant les années 60, la littérature était assez formatée, assez scolaire et finalement assez ennuyeuse. Et puis, dans les années 60, il y a eu la création de L’école des loisirs, il y a eu Pomme d’Api, il y a eu la Bibliothèque Rose. Il y avait un mouvement au cœur duquel L’école des loisirs était et dans lequel il y a eu une libéralisation de la parole », expliquait en entrevue Louis Delas, éditeur à L’école des loisirs, lors d’une entrevue accordée à Pierre-Alexandre Bonin entre nos pages à l’occasion du 50e anniversaire de cette maison. Pour L’école des loisirs, la liberté de création était une pierre d’assise incontournable. Et il y avait de quoi en inspirer plusieurs.

Mais revenons au Québec. En 1966, un album bien précis marquera un tournant majeur dans le type de production : Un drôle de petit cheval, d’Henriette Major. Il avait la particularité de s’adresser cette fois aux tout-petits et faisait place à beaucoup d’images en n’intégrant qu’une ligne de texte sous chaque grande illustration. Puis vinrent les années 70 : dès 1973, l’édition deviendra subventionnée dans la province, ce qui donnera un coup de main aux créateurs-entrepreneurs. Un homme réformera la proposition de livres qui s’offrent à la jeunesse : Bertrand Gauthier, qui fondera en 1974 les éditions du Tamanoir avec Réal Tremblay (Gauthier fondera également quelques années plus tard les éditions La courte échelle). Comme auteur tout comme éditeur, il souhaitera combattre les stéréotypes. Il le fera notamment en parlant d’émotions aux jeunes, de façon directe, ludique, humoristique et parfois absurde. Il se permettra même une certaine critique sociale et affrontera les tabous. Pensons notamment au succès de Venir au monde et de Vive mon corps!, de Marie-Francine Hébert et Darcia Labrosse, qui n’hésiteront pas à présenter des personnages sexualisés et sensuels. Tranquillement, dans cette décennie, nous verrons apparaître des auteurs à la touche moderne qui font encore la force de notre littérature actuelle : Gilles Tibo, Louis-Philippe Côté, Christiane Duchesne, Roger Des Roches…

Toujours selon les textes de Françoise Lepage, « Les aventures de Jiji et Pichou » de Ginette Anfousse viendront totalement révolutionner ce qui se faisait préalablement au Québec, en donnant cette fois une voix à l’enfant. Le narrateur partagera l’âge du lecteur, et il s’adressera dorénavant directement à lui en le saluant, lui posant des questions, etc. Cet effet participatif n’avait encore jamais été exploré dans la production québécoise. Le tout coïncidera également avec un changement de mentalité de société, qui voit maintenant l’enfant comme un être intelligent à part entière — et non plus comme un matériau à façonner par le parent. On s’adressera à l’enfant comme à un être au potentiel de réflexion individuel. La série de Ginette Anfousse sera un succès : plus de 400 000 exemplaires auront été vendus.

Un renouveau s’inscrira ensuite directement dans les illustrations. Plutôt que de représenter textuellement ce que le texte propose, elles s’en éloigneront tranquillement pour raconter à leur façon l’histoire, ou, au contraire, s’en rapprocheront mais d’une façon beaucoup plus originale qu’auparavant. Elles cesseront d’être uniquement accessoires, elles chercheront dorénavant non plus un effet réaliste, mais un effet artistique. Entreront en scène des artistes de talent, dont Stéphane Poulin, Pierre Pratt, Stéphane Jorish — que nous vous invitons à découvrir plus loin dans notre dossier — ainsi que Michèle Lemieux et Geneviève Côté.

Ils oseront la poésie de l’image, ils élèveront l’album au rang d’œuvre artistique. L’influence de la bande dessinée et du cinéma, de même que les révolutions plus techniques du côté de l’industrie chimique et de l’amélioration des techniques d’édition et de reproduction de couleurs participeront à la métamorphose des albums, nous rappelle madame Lepage.

Si nous pouvons aujourd’hui admirer des œuvres de grande qualité artistique, si les petits peuvent rire à gorge déployée devant un protagoniste qui leur ressemble — ou pas du tout ! — et si les histoires moralisatrices ont laissé place au plaisir de lire, c’est grâce au chemin parcouru par des créateurs exceptionnels, qui ont eu l’audace de n’en faire qu’à leur tête. Et nous les en remercions.

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