Promouvoir l’importance de la lecture auprès des enfants va maintenant de soi, les bienfaits sur leur développement ayant été maintes fois démontrés. Mais qu’en est-il de toutes ces images qui peuplent leurs livres, de toutes celles qui bourdonnent autour d’eux au quotidien? Savent-ils les décoder? Et quelle importance cela revêt-il? Petite incursion dans le monde des albums et de la littératie visuelle avec Andrée Poulin.

« Au XXIe siècle, le visuel domine. Téléphone intelligent, tablette, télévision, ordinateur, jeux vidéo : les jeunes sont entourés d’écrans et bombardés d’images. Une part importante d’information est transmise par le visuel, d’où l’importance de pouvoir la comprendre, l’analyser et la critiquer », nous explique Andrée Poulin, auteure émérite de plus d’une cinquantaine de livres, qui milite depuis plusieurs années pour donner le goût de lire aux jeunes. L’un de ses chevaux de bataille est d’améliorer la littératie visuelle des jeunes, c’est-à-dire de les aider à comprendre, à interpréter et à analyser les images, notamment par le biais de l’album jeunesse, un médium qu’elle affectionne particulièrement. « Depuis deux décennies, nous dit-elle, il se publie des albums illustrés qui sont de véritables œuvres d’art. Des livres si beaux, si puissants sur le plan littéraire et sur le plan visuel qu’ils plaisent autant aux adultes qu’aux enfants. » Mais malheureusement, on parle trop peu aux enfants des illustrations qu’ils contiennent, des histoires qu’elles véhiculent. Madame Poulin nous cite d’ailleurs l’auteur Jacques Pasquet, qui dit à ce sujet que « l’illustration est la grande oubliée de la littérature de jeunesse ». Faisons-le donc mentir en explorant le plein potentiel des illustrations d’albums!

Apprendre à lire les images
« Bien des gens pensent que le langage visuel est plus facile à comprendre que le langage verbal. C’est faux. Une illustration en apparence toute simple peut être en fait très complexe quand on se met à l’analyser. En fait, les chercheurs ont découvert que les images visuelles exigent autant de stratégies interprétatives que la parole. Donc la lecture d’images, ça s’apprend », affirme Andrée Poulin. D’ailleurs, afin de nous outiller sur la lecture d’images, l’auteure a signé le très pertinent L’album jeunesse, un trésor à exploiter : Concepts clés et activités pour maximiser le potentiel pédagogique des albums, chez Chenelière Éducation. Destiné aux enseignants du primaire, cet ouvrage peut néanmoins ravir tout parent, amoureux de la littérature jeunesse ou journaliste, notamment en y exposant l’art de lire un album pour favoriser l’écoute et stimuler la discussion. On y suggère aussi une multitude d’activités autour de l’album, on y démystifie les liens qui unissent le texte et les images et on y apprend les meilleures façons de parler des images et de les exploiter.

En plus d’outiller les lecteurs avec ce livre, Andrée Poulin va depuis quelques années à la rencontre des élèves et des professeurs pour donner des ateliers sur le potentiel multidisciplinaire de l’album en classe. « Je trouve important de mieux outiller les enseignants, surtout sur le plan de la littératie visuelle. Il faut donner aux élèves une “grammaire de l’image” pour leur permettre de développer un éventail de compétences visuelles. Pour former des élèves “visuellement lettrés”, il faut leur apprendre à observer la couleur, les formes, les contours, les contrastes, la lumière, les angles, la composition, etc., de la même façon qu’on leur apprend les mots, les phrases, le vocabulaire et la grammaire, en augmentant graduellement le niveau de complexité de leur lecture des illustrations », complète-t-elle.

Preuve qu’il y a de l’éducation à faire de ce côté, Andrée Poulin nous dévoile que, lors de ses animations, elle demande aux élèves ce qu’ils pensent d’une illustration. Souvent, les réponses varient entre « J’aime ça » et « C’est beau ». « Dans la grande majorité des cas, les enfants n’ont pas les mots pour expliquer ce qu’ils aiment ou pas dans une illustration. Dans le milieu de l’éducation, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe, l’accent est davantage mis sur l’écrit, au détriment du visuel. L’appréciation des illustrations reste donc un territoire inexploré pour bon nombre d’élèves. » En mettant des mots sur ce qu’il voit, aime, ressent, comprend, l’enfant apprend certes à s’exprimer, mais il touche également aux notions d’art et d’appréciation subjective, confronte sa vision à celle des autres, aiguise son regard, apprend à ralentir et approfondit ses connaissances. Tout ça, grâce à une simple image…

Jeu de cache-cache
Dominique Demers, grande dame des lettres d’ici, a écrit un judicieux énoncé concernant l’album jeunesse dans son essai Au bonheur de lire : « Le texte et les images ne s’additionnent pas : ils se multiplient. » Une belle façon de mettre en lumière que l’un sans l’autre, ils ne forment pas un objet livresque aussi puissant que lorsqu’ils sont réunis. Andrée Poulin abonde également dans ce sens, expliquant que les albums les plus riches et les plus stimulants sont ceux où le récit est largement porté, pas seulement par le texte, mais aussi par les illustrations. En guise d’exemple, elle attire notre attention sur la collection « Motif(s) », des Éditions Druide, dont les albums présentent souvent des textes avec des non-dits, des textes qui exigent de lire entre les lignes… ou à travers les images. D’ailleurs, elle y a signé en 2016 Une cachette pour les bobettes, un album illustré par Boum : « Malgré le sujet rigolo (des bobettes trouvées dans l’école), ce livre représente un défi de lecture, car le récit est construit comme un casse-tête, où il faut examiner chaque morceau pour comprendre ce qui s’est vraiment passé ce jour-là à l’école. Le lecteur doit donc jouer au détective et relever les indices cachés dans les illustrations. Quant à la surprise finale, il faut la décoder dans… les pages de garde! »

Les albums signés Caroline Merola sont d’excellents exemples d’œuvres où l’image est hautement porteuse de sens. À un point tel, même, où les illustrations deviennent le prétexte de l’histoire. L’un se lit à l’endroit autant qu’à l’envers (Comme ci, comme ça!), l’autre commence par la fin (Ça commence ici!), Qu’est-ce qui cloche? (Bayard Canada) cache ici et là des personnages alors que chaque page d’Abracadabra (La courte échelle) se lit dans un sens comme dans l’autre et que les illustrations deviennent polysémiques dans Le rhinoféroce, le cocodile et leurs amis (Soulières éditeur). Grâce au ludisme épatant de ces ouvrages, Caroline Merola crée de quoi garder longuement le petit lecteur captif, l’œil fixé sur des images qu’il apprendra tranquillement à fouiller, à découvrir, à relire.

Apprendre à décoder les images et à y découvrir l’histoire qui s’y cache est le défi habilement posé par les albums sans texte. « L’auteure en moi envie ces illustrateurs qui racontent des histoires complètes avec quelques coups de crayons ou de pinceaux. Je suis émerveillée par la puissance narrative des images et toujours ébahie qu’une histoire avec zéro mot puisse être aussi éloquente », nous dévoile Andrée Poulin, qui adore ce type d’album. D’ailleurs, elle ajoute à leur sujet qu’ils ont un fabuleux potentiel pédagogique pour les parents et les enseignants, car ils permettent au lecteur de se transformer en conteur : « Comme l’histoire est transmise uniquement à travers le visuel, l’enfant est libre d’interpréter à sa façon les personnages et leurs actions, de projeter ses propres émotions dans le récit. Chaque lecteur raconte donc l’histoire à sa manière et devient alors une sorte de “cocréateur” du récit. »

Si les ouvrages québécois sans texte ne sont pas légion sur le marché, ceux qu’on y trouve sont toutefois fabuleux. Les deux livres tout-carton de Cécile Gariépy à La Pastèque (Coup de vent et Objet perdu) sont d’un ludisme et d’un humour qui plairont assurément aux 18 mois et plus. Bourrées de détails, les images en aplat, simples de compréhension, sauront longuement captiver le lecteur. On craque également pour La mer de Marianne Dubuc (Album), pour L’écharpe rouge d’Annie Villeneuve (Les 400 coups) et pour Tempête d’Arianna Tamburini (L’Isatis).

Toujours pas convaincu de l’importance de vous attarder aux images? Jetez un œil à l’album Le trésor, de Valérie Fontaine chez Québec Amérique. Et n’oubliez surtout pas de bien lire les illustrations d’Annie Rodrigue; sans quoi il y a fort à parier que vous n’aurez pas compris de quoi il en retournait réellement!

Photo : © Neale MacMillan

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