Albin Michel Jeunesse, ce n’est pas moins de 150 titres par an, équilibrés entre le domaine du roman et de l’illustré. C’est aussi de grands noms tels François Roca, Neil Gaiman, Melissa de la Cruz, Rick Riordan et Geronimo Stilton. Mais Albin Michel Jeunesse, c’est aussi cette pépinière de talents cachés, de livres comme nul autre pareil qui existent parce que la maison a choisi de faire confiance aux talents émergents, d’écouter les possibles de l’imagination. Alors que la maison célèbre ses 40 ans, Marion Jablonski, directrice des départements jeunesse et BD, se confie.

Albin Michel a été fondée en 1902. Si les livres jeunesse y avaient alors déjà une place au catalogue, la pénurie de papier de l’après-guerre a cependant mis le clou dans le cercueil de ce secteur, du moins jusqu’à ce que Francis Esménard, alors président d’Albin Michel, choisisse de le relancer en 1981 avec des ouvrages audacieux tels que 512 de Graham Oakley, Les sorcières de Colin Hawkins ou encore la série Zerbie de Binette Schroeder. Dès la création d’Albin Michel Jeunesse, la maison se lance dans les fascinants livres animés — qui font d’ailleurs toujours la renommée de la bannière —, avec notamment Les bateaux à voiles de Ron van der Meer où des embarcations, toutes voiles dehors, envahissent en trois dimensions les pages et Les farfadets de Brian Froud où d’originales bestioles surgissent en émerveillant le lecteur.

Marion Jablonski rejoint la maison dans les années 90. Elle entre au département des sciences humaines adulte, alors qu’elle finissait ses études d’histoire. Elle travaille sur les livres d’arts et d’art de vivre et c’est là qu’elle prend goût à l’image, qu’elle observe sans oser y mettre les pieds le département jeunesse qui naissait, fascinée par « ce lieu de création assez exceptionnel, autant par le graphisme et la forme des livres que par leur contenu ». En 1998, lors d’un changement de direction, elle fait le saut. Et depuis, elle n’a jamais eu envie de quitter le navire. « C’est ma maison, c’est une maison que j’aime par sa diversité, par le fait que, justement, des personnalités extrêmement diverses se croisent. Ça m’a toujours plu, ça correspondait à mon esprit, à ce plaisir que j’ai à évoluer dans ce monde du livre qui est aussi un miroir de notre société. »

Marion Jablonski valorise ainsi la pluralité des voix. Avec son équipe de six éditeurs — à qui s’ajoute Benjamin Lacombe (nous y reviendrons…) —, elle dirige ainsi un immense département avec une passion qu’on sent encore toute jeune de même qu’un grand désir de diversité. « J’ai cette volonté d’avoir un catalogue qui ouvre des portes d’accessibilité à des publics très différents les uns des autres. Je n’aurais pas aimé diriger une maison très spécialisée et qui ne soit, par exemple, que dans la recherche d’excellence graphique. En fait, je suis habitée par cette idée que tous les enfants ne naissent pas dans les mêmes milieux, que tous les enfants n’abordent pas la lecture et l’image de la même façon. Ainsi, je suis aussi fière de Geronimo Stilton que du label Trapèze. Pour moi, il n’y a pas une hiérarchie de valeurs, mais une offre ouverte à ceux qui ont envie de rentrer par telle porte ou telle fenêtre. C’est ce qui m’a guidée pendant tout mon trajet d’éditrice », nous dit-elle.

Pas étonnant, avec cette vision, de savoir qu’elle a d’ailleurs été élue en septembre dernier présidente du groupe jeunesse du Syndicat national des éditeurs (l’équivalent de l’Association nationale des éditeurs de livres, au Québec). L’un de ses principaux chevaux de bataille concernera notamment la visibilité médiatique accordée à la littérature jeunesse en France, laquelle est actuellement quasi nulle, malgré l’importance économique de ce secteur et les quelque 10 000 livres qui y sont publiés chaque année.

 

Des grandes collections à celles de niche
L’offre livresque d’Albin Michel Jeunesse comprend des livres pour les 0 à 18 ans. Wiz et Litt’ sont actuellement les deux collections phares, pour adolescents, où caracolent histoires d’amour, d’amitié et de fantasty (avec Sherman Alexie, Stephen King, Fabrice Colin, etc.). Depuis 2012, la collection Witty offre pour les 8 à 12 ans des romans illustrés, dont les séries de David Walliams et Kate Klise se démarquent grandement. Si les collections restent nombreuses et diversifiées, c’est surtout de Trapèze qu’on souhaitait discuter avec Marion Jablonski, cette collection « de perles rares » qui réunit des ouvrages dont la ligne éditoriale est très définie, entre l’album pour enfants et celui qui trouvera preneurs chez les adultes, entre univers graphique léché, proposition audacieuse et expérimentation éditoriale. Il s’agit de projets souvent hors-norme, où l’on sent la longue maturation et réflexion qui les portent. En guise d’exemple, on pense à Qu’attends-tu? de Britta Teckentrup qui se veut autant philosophique dans ses illustrations que dans les questions qu’il soulève, littéralement, à l’écrit. Ou encore à Nos chemins, d’Irène Bonacina, qui intègre une audacieuse technique de collages rétroéclairés.

Qu'attends-tu ? le livre des questions - Britta Teckentrup

C’est Béatrice Vincent, chez Albin Michel depuis plus de vingt ans, qui est l’éditrice derrière Trapèze. « J’ai été rapidement impressionnée par son œil, sa capacité à voir des talents que d’autres n’auraient pas repérés », explique Marion Jablonski, avant d’ajouter que madame Vincent a créé, au fil des ans, un univers construit avec une grande cohérence, reposant sur de grandes signatures. « Béatrice est une éditrice très singulière qui définit elle-même son travail comme un travail de recherche sur des nouveaux talents et un travail de recherche sur la littérature jeunesse : jusqu’où on peut justement aller sans passer par les couloirs attendus de la littérature jeunesse? » Une éditrice qui aime les défis, donc, qui se lance dans l’édition d’albums sans texte ou encore dans des collaborations fructueuses, comme celles avec Blexbolex, illustrateur provenant du milieu de l’underground de la BD et qui réfléchit beaucoup au rapport entre l’image et l’enfant et détourne le concept d’imagier en y intégrant la narration, comme c’est le cas dans Romance et Saisons. « Le travail de Blexbolex est un travail absolument extraordinaire qui n’a pas d’équivalent et qui est maintenant très reconnu par tout ce milieu qui s’intéresse à l’histoire de la littérature jeunesse, dans la mesure où ces livres-là resteront et marqueront un temps de la littérature jeunesse, c’est évident », explique Marion Jablonski. D’ailleurs, son album L’imagier des gens a été consacré « plus beau livre du monde » lors de la Foire du livre de Leipzig.

Mais comment dénichent-ils ces talents? Béatrice Vincent se tourne vers l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg, où « il y a des professeurs tout à fait hors du commun qui s’intéressent beaucoup à l’édition et qui attirent ainsi des jeunes auteurs et illustrateurs qui sont particulièrement attirés par le livre », nous apprend la directrice d’Albin Michel Jeunesse. Si elle poursuit en expliquant que, commercialement parlant, cette collection n’est pas la plus lucrative, elle soutient qu’elle est néanmoins soutenue par des libraires de qualité et qu’elle continue de progresser notamment grâce à la vente de droits à l’étranger. « On a réussi à fédérer tout un cercle d’éditeurs qui suivent le travail de Béatrice Vincent, et donc on a réussi à faire traduire un certain nombre de livres Trapèze en plusieurs langues, ce qui a permis à la collection de rayonner dans le monde et de trouver son autonomie. Ce n’est pas une collection pour gagner de l’argent, mais c’est une collection que j’ai eu la chance de pouvoir développer chez Albin Michel, car la direction d’Albin Michel a aussi l’intelligence de penser que de ces laboratoires-là naissent parfois des chefs-d’œuvre, mais aussi des idées qui, en mûrissant, peuvent devenir des succès. »

« Je suis habitée par cette idée que tous les enfants ne naissent pas dans les mêmes milieux, que tous les enfants n’abordent pas la lecture et l’image de la même façon. »

Prendre des risques, Marion Jablonski ose donc le faire. « J’aime ça, mais je ne le ferais pas tout le temps, car ça mettrait mon activité en danger. Cependant, c’est la seule façon d’accueillir des projets qui sont profondément originaux et sincères. » En guise d’exemple, elle nomme l’inclassable Carnet d’un voyageur immobile dans un petit jardin, de Fred Bernard, livre qui a finalement dépassé les 6 000 exemplaires vendus. D’ailleurs, ce même Fred Bernard avait osé Monsieur Moisange, en 2015, un ouvrage illustré comme il s’en fait peu, s’adressant directement aux adultes dans une fable tout ce qu’il y a de plus extraordinaire où un homme prisonnier d’un travail qu’il déteste devient tout à coup un oiseau… Parlant de volatile, mentionnons aussi J’ai vu un magnifique oiseau, un ouvrage unique où le carnet d’un été d’un jeune garçon de 8 ans est mis en peinture par Ala Bankroft. Ce qui est bouleversant : le cahier — véritable document d’archives — commence à l’été 1939 et se termine le 1er septembre, lors de l’invasion de la Pologne par l’armée allemande…

L’ingénierie papier
Un autre type de livres qui n’est pas réalisé pour atteindre les listes de best-sellers, mais bien pour l’amour de l’émerveillement qu’il suscite : les livres pop-up, ces « livres animés ». « Les auteurs qui créent des pop-up ont eux-mêmes la passion des trois dimensions. C’est un processus intellectuel très différent de la 2D et c’est impossible [à réaliser] si ceux-ci n’ont pas ce goût-là, cette vision », nous explique Marion Jablonski. Dans le catalogue d’Albin Michel, on pense au récent Voyage en train, de Gérard Lo Monaco, habile inventeur ayant toujours apprécié la scénographie et l’illustration et ayant évolué dans le domaine du théâtre de marionnettes, du livre et des décors de scènes. Dans cet ouvrage magnifique, il propose quatre scènes qui couvrent les origines des chemins de fer aux trains à grande vitesse contemporains. « L’ingénierie papier, conçue comme un empilement de plans, laisse la part belle à l’illustration. Ce système de perspectives produit un effet de trompe-l’œil spectaculaire, mais n’est pas vraiment complexe à réaliser. Mon idée est de privilégier la valeur de l’illustration, et de s’accorder en une belle harmonie avec la reliure », divulgue Gérard Lo Monaco lors d’une entrevue pour La maison A, le journal des éditions Albin Michel Jeunesse.

Mais pour créer un pop-up en plusieurs exemplaires, il faut l’appui de bien des méninges. « Il y a un très, très gros travail d’ingénierie papier qui est fait en collaboration avec l’imprimeur. Sachant qu’aujourd’hui, ces savoir-faire sont quasiment tous en Chine, ils ont été presque tous perdus en Europe. Et il y a aussi tout un travail du responsable de fabrication pour créer un pop-up qui puisse se manipuler et qui, en même temps, réponde à l’attente du merveilleux de celui qui l’a conçu, tout en répondant aux critères de coût. Aujourd’hui, encore plus qu’hier, avec la montée du coût des papiers, des cartons, etc., c’est très, très, très difficile de créer des pop-up qui ne soient pas 50 euros le livre. Il y a donc aussi tout un travail extrêmement minutieux qui doit être fait, à savoir si on peut supprimer des points de colle ici, des tirettes là pour arriver à entrer dans l’économie globale du livre. » Et si le tout est possible, nous explique l’experte, c’est qu’ils font souvent des coéditions ou des ventes à l’international. C’est ainsi grâce à leurs relations anciennes de confiance avec plusieurs éditeurs étrangers que la maison peut se permettre de réaliser de tels ouvrages; l’avantage d’une maison qui a pignon sur rue depuis plusieurs décennies.

Le cas de Benjamin Lacombe
Benjamin Lacombe (voir entrevue ici, puisqu’il est l’artiste derrière la couverture du présent numéro), actif sur la scène littéraire depuis 2003, a fait son entrée dans la maison Albin Michel avec L’herbier des fées, en 2011. En plus de son métier d’illustrateur, il est maintenant directeur de la collection de contes illustrés chez Albin Michel, des livres qui ne lésinent ni sur le nombre de pages ni sur la qualité de la production et des illustrations. Des éditions « luxueuses mais merveilleuses, les qualifie Marion Jablonski, qui peuvent offrir des moments magiques à l’enfant, des possibilités d’entrer dans de grands classiques ».

« C’est passionnant de travailler avec Benjamin Lacombe, poursuit madame Jablonski, passionnant d’échanger sur les textes, de voir la façon qu’il propose à des illustrateurs de rejoindre sa collection, la façon qu’il travaille avec eux dans un dialogue constant de direction artistique. On voit sa passion de l’objet-livre : il crée aussi la maquette, les effets, il choisit avec le chef de fabrication les papiers, les dorures. Il fait un travail très complet. Il s’intéresse aussi au marketing, à la façon dont ses livres peuvent trouver une place dans le monde de la librairie, dans un monde où l’on dit souvent qu’il y a surproduction, etc. »Marion Jablonski compare également cet auteur-illustrateur à un maître de la Renaissance, arguant qu’il a tout un cercle de jeunes talents qui s’appuient sur lui : « Benjamin adore transmettre et former », ajoute-t-elle. Pour étayer son propos, elle cite en exemple le récent L’île au trésor, magnifié par les illustrations d’Etienne Friess. C’est Lacombe qui proposa à cet illustrateur de faire des personnages d’animaux, ce qui accentue leur caractère bien trempé. Le jeune héros Jim Hawkins, imprévisible mais vif, devient ainsi une souris, alors que, par exemple, Billy Bones le vieux marin ivrogne est quant à lui un buffle rustre. Le livre rejoint ainsi une collection déjà riche de contes à faire découvrir autant aux petits qu’aux plus vieux, qui comprend un Peau d’âne affrontant de plein fouet le thème de l’inceste, un Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède qui fait honneur aux cantons suédois grâce à des illustrations entre le vintage et le film d’animation contemporain, un Poucette qui a une touche artistique prédominante, un Aventures de Pinocchio où terreur et magie se côtoient, un Magicien d’Oz qui réinvente avec justesse le pays enchanté.


Quand les enfants se font juges

Au moment où nous avons discuté avec Marion Jablonski, Le caramel du Jurassique deLe caramel du Jurassique - Roxane Lumeret Roxane Lumeret venait d’être couronné par la « pépite de l’album », soit le grand prix des livres illustrés du Salon du livre de Montreuil. « Je trouve que c’est une dessinatrice incroyablement originale qui, justement, déroute complétement les adultes. En fait, les adultes n’acceptent pas, ou peu, l’univers de Roxane Lumeret. C’est son quatrième livre chez nous, édité par Béatrice Vincent qui l’a découverte à l’école de Strasbourg. Ce qui nous a émerveillées, Roxane, Béatrice et moi, quand on a eu cette belle nouvelle, c’est d’avoir appris que c’était un jury d’enfants qui avait choisi ce livre. Je pense que jamais un jury d’adultes n’aurait fait ce choix! », nous avoue en riant madame Jablonski. Elle souligne du coup le caractère déroutant d’une autre œuvre, soit la série des Pomelo, de Ramona Bădescu, qui met en scène un éléphant rose à la trompe bien longue : « L’auteure nous disait avoir reçu des témoignages de parents qui affirmaient adorer l’univers de Pomelo mais n’arrivaient pas à y faire entrer leurs enfants et, à l’inverse, des commentaires d’autres parents qui n’accrochaient pas à cet univers onirique, presque philosophique, mais qui ont été éclairés par le regard et la passion de leur enfant à l’égard de Pomelo. »

Voilà la preuve que le regard qu’on porte sur un livre, qu’on ait 2 ou 80 ans, reste toujours unique, et qu’il importe, comme le rappelle Marion Jablonski, d’être à l’écoute des goûts de chacun, que le lecteur soit grand ou petit.

Photo de Marion Jablonski : © Nicolas Lemoine

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