Le cinquième roman de Zadie Smith, Swing Time, explore avec la grâce féline de Fred Astaire l’amitié troublée de deux jeunes métisses passionnées de danse. Mettez un disque de swing sur votre platine, prenez mon bras, et suivez les pas!

Lorsqu’elles se rencontrent dans un cours de danse au début des années 80 dans un quartier populaire de Londres, la narratrice anonyme du roman et Tracey se remarquent immédiatement. Seules métisses du cours, elles ont toutes deux exactement la même couleur de peau, « à croire que nous avions été fabriquées dans le même tissu marron clair », note la narratrice.

Leurs parents pourraient pourtant difficilement être plus différents. La mère de la narratrice est une intellectuelle jamaïcaine, autodidacte et féministe, qui aspire à ce que sa fille accomplisse de grandes choses, sans faire de compromis. Son père est blanc, postier sans ambition, satisfait de la routine du quotidien. Tracey, quant à elle, est coincée entre une mère blanche trop permissive et un père noir qui n’est jamais là. Pour justifier l’absence de son père, Tracey raconte à qui veut l’entendre qu’il est danseur pour Michael Jackson. Une fable dont personne n’est dupe — est-il facile pour une adolescente d’admettre que son père est sans doute en prison? —, mais qui permet à Tracey d’expliquer son talent naturel pour la danse.

L’attraction entre les deux filles est mutuelle, mais il faudra du temps pour tisser entre elles une amitié véritable autour d’un amour partagé pour la danse. Tracey est incroyablement douée et la narratrice beaucoup moins, mais elles adorent se retrouver pour visionner des cassettes VHS de vieux films dansants — tel Swing Time, film de 1936 qui a donné son nom au roman — où apparaissent leurs idoles Fred Astaire, Jeni Le Gon ou encore Bojangles.

Le cœur de Swing Time, le roman, c’est le lien qui unit Tracey à la narratrice. Un lien qui sera serré, étendu, arraché, reconstruit, éclaté. « La vie, c’est ce qui vous arrive alors que vous êtes occupé à faire d’autres plans », chantait John Lennon. Un aphorisme qui s’applique parfaitement aux destins de la narratrice — amenée, presque par hasard, à devenir l’assistante d’une superstar de la pop — et à celui plus tortueux de Tracey.

Un petit pas de danse
Pourquoi danse-t-on? Une question simple à laquelle il semble pourtant impossible de donner une réponse définitive tant la culture d’un peuple s’exprime également à travers ses danses. Le livre de Zadie Smith est truffé de pépites et de réflexions avisées sur la danse et son histoire. On y apprend notamment les origines des claquettes — « les équipages irlandais et les esclaves africains, qui battaient du pied la cadence sur les ponts en bois des navires qui les transportaient, échangeaient des pas, créaient une forme hybride » — ou encore la nature symbiotique de la relation entre Fred Astaire et Ginger Rogers. Fred Astaire, l’étoile, n’a jamais mieux dansé qu’avec Rogers, pourtant moins flamboyante. D’une certaine façon, elle le sublimait. L’actrice Katharine Hepburn résumait la chose ainsi : « Il la rend élégante, elle le rend sexy. »

La danse est un langage corporel, l’expression physique d’un sentiment : on danse pour se détendre du stress du quotidien, pour séduire, pour exorciser sa peine… La danse est porteuse de sens. Au Sénégal, par exemple, on danse pour exprimer sa joie à la naissance d’un bébé.

Peut-on museler le besoin de danser? Rien n’est moins sûr. Un pan du roman se déroule en Gambie, où Zadie Smith met en scène Musa, un personnage prônant un islam dur qui condamne la danse. Pourtant, Musa invite un jour la narratrice à regarder avec lui une vidéo de propagande afghane où des hommes vêtus de noir font des saltos arrière avec leurs kalachnikovs. Musa est hypnotisé : « Leur façon de bouger, ça me donne envie de me purifier encore plus de l’intérieur. » « Je crois que pour lui c’était un magnifique clip de danse. Une danse islamique radicale! », commente la narratrice.

Un peu de soi dans l’œuvre
Zadie Smith n’a que 21 ans lorsqu’elle fait son entrée en fanfare sur la scène littéraire, recevant une avance faramineuse — la rumeur parle de 250 000 £, soit plus de 400 000 $ — pour un premier roman dont elle n’avait alors écrit que quatre-vingts pages.

Quand paraît trois ans plus tard Sourires de loup, les lecteurs découvrent une écrivaine à la hauteur des superlatifs qui l’ont précédée. Nous sommes en l’an 2000 : Zadie Smith n’a pas 25 ans qu’elle est déjà un phénomène des lettres britanniques.

Ce qui ne veut pas dire qu’écrire est, pour Zadie Smith, un processus facile. Dans un texte intitulé « Mille fois sur le métier », publié dans Changer d’avis (Gallimard), elle explique reprendre constamment les vingt premières pages d’un roman, s’absorber dans chaque phrase, la travailler et retravailler anxieusement, encore et encore.

Parmi les barrières érigées face à la plume de Zadie Smith, l’écriture à la première personne lui semblait la plus grande. Il faudra d’ailleurs attendre Swing Time, son cinquième roman, pour qu’elle emploie ce procédé narratif. « En Angleterre, on vous apprend très tôt que Shakespeare est le plus grand écrivain à n’avoir jamais vécu, et qu’il est le parangon de l’impersonnel. Il n’écrit jamais “je”, il est à la fois tout le monde et personne. L’idée qu’écrire à la troisième personne a quelque chose de grandiose, d’empathique, de moral est une valeur littéraire profondément ancrée chez les écrivains anglais », déclarait-elle à Jeffrey Eugenides, auteur de Virgin Suicides, lors du New Yorker Festival. « Je m’imaginais moi aussi qu’écrire à la troisième personne, c’était d’être moins centrée sur soi-même, moins égotiste… Mais ce n’étaient que des inepties. »

Si Swing Time n’a rien d’autobiographique, on peut voir des reflets de l’auteure dans la narratrice anonyme — est-ce un hasard? — de son roman : elles sont toutes deux nées dans le nord-ouest de Londres d’une mère jamaïcaine et d’un père blanc, partagent le même amour de la danse, des claquettes et des comédies musicales dansantes des années 30… « Pendant que j’écrivais ce livre, il m’était assez difficile de devoir penser à la danse. Parce que c’était une joie dans ma vie personnelle, un plaisir privé, auquel je ne voulais jamais avoir à penser », déclarait Zadie Smith au New York Times quelques jours avant la sortie du livre en anglais, en novembre 2016. « Mais je sais que d’ici janvier, je n’aurai plus jamais envie de penser à Fred Astaire. Et c’est terrible, car c’est une page importante de ma vie qui se tourne : la possibilité de lancer un de ses films et de me sentir tout de suite beaucoup mieux. »


Photo : © Dominique Nabokov

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