William Faulkner: Les Snopes, une histoire de famille

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Pourquoi lire Faulkner, pourquoi s'écorcher volontairement la cornée sur ces phrases interminables, ces phrases à la syntaxe impossible, presque ridicule, pourquoi s'entêter à déchiffrer une œuvre à laquelle l'auteur lui-même avouait parfois ne rien comprendre? Faulkner doit être lu pour la dureté des mots, l'âpreté du propos, et pour sa totale maîtrise du langage, utilisé parfois comme une matraque, parfois comme une paire de cisailles rouillées. Il doit être lu et admiré pour l'indéniable modernité de son œuvre — intemporelle, vraiment. Il faut le lire comme les cinéphiles voient Lynch ou Fellini, comme les mélomanes écoutent Monk ou Mahler: l'œuvre est complexe, ardue mais essentielle.

Au-delà de la jungle épaisse de sa prose violente et revêche, on découvre le génie de l’homme à travers la galerie de personnages qu’il aura créée au cours de sa vie, près de 600 en tout, disséminés dans près d’une vingtaine romans: les grandes familles sudistes, certes, mais aussi les putes et les bonnes sœurs, les brutes épaisses et les ivrognes invétérés, les mendiants et les anciens militaires, les débiles légers et les péquenots consanguins, les aristocrates déchus et les descendants d’esclaves.

Les Snopes effectuent de brèves apparitions dans l’œuvre de Faulkner à partir des années 1929-1930, mais ce n’est qu’une décennie plus tard qu’un roman leur est enfin consacré. En 1940 paraît Le Hameau, premier volume de la trilogie consacrée à l’ascension de cette famille de petits ouvriers, d’usuriers et de journaliers pour qui la terre n’a de valeur que si elle sait rapporter suffisamment d’argent. Suit La Ville, en 1957, et finalement Le Domaine, en 1959. La trilogie est enfin présentée pour la première fois en un seul volume, dans la collection Quarto, chez Gallimard.

En 1929, dans le roman Sartoris, Faulkner traçait les limites du comté imaginaire de Yoknapatawpha, où se situerait désormais l’essentiel de son œuvre. C’est dans ce coin reculé du Mississippi que s’entrecroisera le destin de centaines de personnages, errant d’un roman à l’autre comme autant de spectres peuplant le même cauchemar. Car rien n’est rose chez Faulkner, loin de là: meurtre, inceste, suicide, viol, mutilation, bestialité, rien n’y échappe ou presque, les personnages de Faulkner adoptant inévitablement les mauvais plis de l’humanité qu’il souhaite dépeindre à travers eux. William Faulkner est l’un de ces rares auteurs ayant su créer sa propre mythologie, dont les Snopes font assurément partie, au même titre que les McCaslin, les Compson ou encore les Sartoris.

Si ces derniers (auxquels l’auteur s’identifie) représentaient une certaine aristocratie, l’une de ces antiques familles du vieux Sud qui s’écroule fatalement sur elle-même à la fin de la guerre de Sécession, les Snopes en sont l’exacte antithèse: d’origines troubles et incertaines, consanguins et incestueux, sans ascendance connue, ils font leur irruption dans le comté de façon subite, incarnant le nouveau Sud, celui contraint à la déchéance par de nouvelles mesures sociales et économiques, un pays en ruine, lentement rongé par la vermine et envahi par la pourriture.

La pourriture, comme Ab Snopes, l’ancêtre pyromane qui, un beau jour, s’installe à Frenchman’s Bend sans crier gare. Puis Flem, le fils aîné, le véritable «héros» de l’histoire: un avare impuissant et dénué de sentiments qui ne cherche qu’à s’enrichir davantage. Un sombre magouilleur qui grimpe dangereusement le long de l’échelle sociale en utilisant les membres de sa famille pour arriver à ses fins: tous ces Snopes semblent arriver de e part et se reproduisent aussi sûrement que des rats. Comme Byron le sale petit escroc en costard, Mink l’assassin, Ike le demeuré amoureux d’une vache, qui se livre avec elle à des ébats honteux dans la grange, et Clarence le sénateur corrompu, grand amateur de bordels.

Les Snopes sont la bâtardise incarnée, le sous-produit de la mort tragique du Sud féodal, ils sont l’opportunisme mercantile, la bourgeoisie au sang noir, l’avilissement de l’aristocratie. Ils représentent l’une des blessures les plus virulentes du Sud: la lutte de classe entre Blancs, enjeu beaucoup plus ancien, qui, aux yeux de l’auteur, divise le pays bien plus que la question raciale. William Faulkner est le génie littéraire par excellence, l’homme qui écrivait des chefs-d’œuvre à la chaîne, publiant coup sur coup Le Bruit et la Fureur, Tandis que j’agonise, Sanctuaire, Lumière d’août et Absalon! Absalon!

Biblique, shakespearienne, immense et sauvage, l’œuvre de William Faulkner demande une participation du lecteur, un effort de concentration, mais aussi une certaine indulgence. Dans cent ans, l’homme lira Faulkner sur Mars, tentant en vain de comprendre quels démons pouvaient bien ronger le vieil ivrogne pour qu’il accouche d’une œuvre aussi profondément tordue, aussi féroce, dans laquelle tout homme oscille perpétuellement entre le Bien et le Mal.

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