Stephen Carrière : Une vieille querelle

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Difficile de croire qu'Une vieille querelle de Stephen Carrière est un premier roman, tant son écriture est achevée, et son souffle, proche de celui des plus grands conteurs d'aujourd'hui, Gabriel García Márquez et Alessandro Baricco en tête. Brodé autour d'un thème éternel, soit la querelle des Anciens et des Modernes, ce récit picaresque évoque aussi la dualité de la littérature contemporaine.

En effet, depuis que le Nouveau Roman est apparu au cours des années 50, les écrivains cherchent à bousculer, parfois de façon intempestive, les balises qui bordent un parcours narratif traditionnel. On apprécie ou pas. En ce sens, Une vieille querelle, ou l’histoire d’un petit cirque ambulant bousculé par l’arrivée d’un inventeur capable de fabriquer de rutilants automates qui viendraient sauver de la ruine l’entreprise vieillissante, peut se lire à plusieurs niveaux : « J’ai un jour écrit  » c’était une vieille querelle avant même qu’elle n’éclate  » en haut d’une page. La seule chose que je savais à ce stade est que j’avais envie de raconter l’histoire d’une communauté sur le point de perdre son âme, qui s’embrase sur le thème très théorique  » modernité/tradition  » et dont on découvre au cours du récit que sa vraie blessure est d’ordre plus intime. Je voulais faire un livre sur le chagrin d’amour collectif, l’âme d’un groupe et la réconciliation », affirme l’écrivain, qui a aussi vu dans ce lieu de rassemblement de saltimbanques magnifiques « un lieu de transmission, de narration, un temple du monde enchanté ».

Il est vrai que la plupart des romans de cirque, comme ceux de Sergio Kokis, évoquent la nostalgie d’une époque qui ne sera jamais plus ; une époque d’avant l’arrivée fracassante de la télévision et du divertissement à la carte ; une époque où les artisans du cirque incarnaient malgré eux la résistance, la force de l’homme, la magie, mais surtout le rêve. Pensons, par exemple, au personnage de Coton qui, après avoir bourlingué et accompli des miracles au sein d’une singulière communauté de filles de joie, en est venu à se poser au cirque et enchanter autrui grâce à sa musique. Tous, dans le merveilleux spectacle des mots orchestré par Carrière, ont un rôle bien précis dans un plan qui dépasse le cadre de l’œuvre elle-même. Ainsi, l’écrivain, qui est aussi directeur de la collection « La vagabonde » chez Anne Carrière, affirme : « Je voulais que tous soient des héros à valises pleines qui ont trouvé dans ce cirque et sous ce chapiteau un creuset pour se métamorphoser. […] Le chapiteau, le castelet, la piste, la scène (et les pages d’un livre)… c’est bien ce monde de l’entre-deux où l’imaginaire agit : le créateur projette et le spectateur aussi. D’où la critique d’un monde obsédé par l’imitation du réel qui n’est jamais qu’une représentation fantasmée bien plus éloignée d’une réalité humaine qu’une rengaine enfantine, une histoire de forêt maléfique ou un poème… » Une vieille querelle a certainement quelque chose du poème, voire du plaidoyer en faveur de la réhabilitation de l’imaginaire burlesque puisqu’en parcourant ses pages, les lecteurs apprécieront sa tendresse et sa fureur réunies.

« Je crois que nous vivons une phase cyclique où l’on a dévalué l’imaginaire, en partie à cause de la terreur des grandes idéologies du XXe siècle et en partie parce que l’illusion nihiliste mercantile nous laisse croire que l’on peut se laisser vivre. Or, je crois que c’est exactement le contraire, et d’ailleurs, je suis assez optimiste ; raconter, c’est faire passer, et travailler l’imaginaire, c’est fertiliser l’imagination », déclare Stephen Carrière. Pour compléter la métaphore de l’auteur, concluons donc qu’Une vielle querelle ressemble à un jardin magnifique où poussent des fruits d’une saveur inoubliable, au parfum de liberté et d’ivresses inconnues.

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