La philosophie de Simone Weil nous touche au cœur ou pas du tout. Personnellement, elle a façonné ma vision du monde à la suite d’une expérience difficile. Il serait hasardeux de résumer sa pensée tant sa philosophie est multiple, aussi vais-je vous offrir un bouquet de ses réflexions qui m’ont le plus marqué : « Le malheur est un dispositif mécanique (la pesanteur) qui permet aux hommes de prendre conscience de l’ordre du monde, de se percevoir comme une créature mortelle dans l’univers. » Weil définit le malheur comme étant la combinaison de trois éléments : douleur, détresse et dégradation sociale. Vécues séparément, ces expériences forgent le caractère. Ensemble, elles deviennent « un déracinement de la vie, un équivalent plus ou moins atténué de la mort, rendu irrésistiblement présent à l’âme ». Chez cette autrice, l’âme possède les mêmes propriétés que le vide dans l’espace. Elle veut être comblée, c’est une nécessité. Le malheur, c’est avoir un clou planté dans l’âme, comme un paratonnerre.

Issue d’une famille d’érudits (son père est médecin et son frère André, un grand mathématicien), elle porte un regard scientifique sur la nature : « Les mécanismes de la nécessité imposent l’obéissance […] La mer n’est pas moins belle parce qu’elle est aveugle aux naufrages. Au contraire, c’est sa parfaite obéissance aux lois naturelles qui la rend belle. La nécessité brute devient objet d’amour chez les vivants […] Tout être humain est enraciné dans une certaine poésie terrestre […] Celui qui parvient à voir la beauté du monde alors que son âme est transpercée par un clou se retrouve projeté au centre de l’univers et sent la présence de Dieu […] La grande énigme de la vie humaine, ce n’est pas la souffrance, c’est le malheur. »

Si elle prête des vertus au vide de l’âme vécu comme une souffrance salvatrice, Weil nous met en garde contre le malheur chronique : « Entre le malheur et toutes les autres formes de chagrins il y a un seuil, comme pour la température de l’ébullition de l’eau […] Le malheur est une douleur qu’on veut transmettre […] Quiconque a été malheureux assez longtemps développe une complicité à l’égard de son propre malheur […] Tout vide (non accepté) produit de la haine et de l’amertume […] Les hommes ont faim de beauté […] La grande douleur de la vie humaine, c’est que regarder et manger soient deux opérations différentes […] Les vices, la dépravation et les crimes sont une tentative de manger la beauté. »

En 1941, Simone Weil se fait embaucher dans une usine. Cette expérience lui inspire un texte fabuleux sur la condition humaine : « Le malheur est indispensable sur une chaîne de montage […] Après mille petites blessures à l’orgueil, l’ouvrier développe une amertume qui le rend aussi froid que sa machine […] Les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses […] Il sent dans sa chair que son temps est à la disposition d’autrui […] l’épuisement se transforme en laideur […] Le soir, au sortir de l’usine, on peut lire l’absence de finalité dans leurs yeux. » De son passage en usine, Simone Weil gardera un clou planté dans l’âme.

Le monde n’est plus beau à ses yeux. Sa famille s’exile en Amérique pour fuir le nazisme. Six jours plus tard, elle rejoint Londres par bateau dans l’espoir de combattre le mal qui ronge l’Europe en guerre. Simone Weil meurt d’épuisement le 24 août 1943 à l’âge de 34 ans, accablée par le malheur des autres. On peut supposer que la philosophe souffrait de ce qu’on appelle aujourd’hui l’hyper-empathie, une pathologie qui empêche de distinguer la souffrance des autres de la sienne. C’est par le ressenti qu’elle s’efforce de réfléchir. Cette démarche singulière de même que ses connaissances encyclopédiques de la philosophie lui ont permis de développer une approche rigoureuse de la spiritualité.

L’Histoire retiendra qu’elle fut une philosophe socialement engagée avant de devenir une mystique chrétienne à la fin de sa vie : « J’éprouve une déchirure qui s’aggrave sans cesse, à la fois dans l’intelligence et dans le cœur, incapable de penser ensemble le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux. […] La connaissance du malheur est la clé du christianisme. » À propos de l’existence de Dieu, elle répondait que si l’humain est doté d’une conscience, il est raisonnable d’envisager que le phénomène s’est produit à plus grande échelle. En ce qui me concerne, sa vision m’a offert une boussole, la beauté du monde en guise de repère et la pesanteur comme instrument de mesure. Grâce à elle, j’ai pu m’enraciner dans cette poésie terrestre qui m’échappait jusqu’alors.

Pour vous introduire à son œuvre, je vous recommande Attente de Dieu en format poche. En revanche, son œuvre la plus célèbre, La pesanteur et la grâce, est aride et résolument axée sur la foi chrétienne. L’ensemble de ses textes — contenus dans quatre cahiers découverts après sa mort — ont été publiés sous différentes appellations. Les œuvres complètes de Simone Weil sont disponibles dans la collection « Quarto » de Gallimard.

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