Rachel Cusk : Naissance d’une mère tout en chaos

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Rachel Cusk : Naissance d’une mère tout en chaos
« C’est une bizarrerie », dira d’entrée de jeu Renaud Roussel, directeur littéraire chez Boréal, qui nous a accordé une entrevue concernant la parution de L’œuvre d’une vie. Bien entendu, ce n’est pas l’ouvrage en soi de Rachel Cusk qu’il qualifie de bizarrerie. Il parle du fait que ce livre, détonnant et explorant certains aspects tus de la maternité, est paru il y a vingt ans en anglais et qu’encore aucun éditeur francophone n’avait mis la main dessus, et ce, même si l’œuvre romanesque de l’autrice était déjà largement traduite chez L’Olivier. Oui, une bizarrerie…

On la connaît encore trop peu au Québec — pour le moment, oserait-on affirmer —, mais Rachel Cusk est considérée comme l’une des principales romancières britanniques du XXIe siècle : en Italie, elle est même une véritable vedette, souligne monsieur Roussel. Depuis la sortie de A Life’s Work: On Becoming a Mother, initialement paru en 2001 aux éditions Fourth, « elle a influencé vraiment toute une génération d’autrices anglo-saxonnes qui traitent de la maternité », nous explique celui qui est à l’origine de sa publication au Québec. Car Renaud Roussel la connaissait déjà, la lisait en langue originale depuis des années. C’est sa femme, qui aimait aussi beaucoup son œuvre, qui lui a un jour mis la puce à l’oreille : Rachel Cusk, qui a longtemps habité en Angleterre, était née à Saskatoon, le savait-il? Comme les aides financières à la traduction simplifient beaucoup les démarches lorsqu’il s’agit d’auteurs canadiens, monsieur Roussel a alors commencé à regarder ce qui avait été traduit d’elle. Et il a réalisé qu’un ouvrage, et non le moindre, manquait. « J’aimais beaucoup ses romans, mais j’aimais aussi beaucoup tous ses textes de non-fiction et ses articles publiés. Là, j’ai vu tout simplement une occasion. »

Ainsi, deux décennies passées plus tard, sous une traduction brillante signée Lori Saint-Martin et Paul Gagné, L’œuvre d’une vie voit le jour en n’ayant rien perdu de son actualité : « C’est toute la grandeur de cette œuvre-là : elle arrive à saisir quelque chose de très juste, du moins dans les sociétés occidentales, qui est vrai et qui continue d’être vrai vingt ans plus tard. »

Polémique et gouffre des contradictions
À sa sortie en langue originale, L’œuvre d’une vie reçut notamment plusieurs critiques élogieuses, dont l’une du New York Times qui classait cet ouvrage parmi les cinquante meilleurs mémoires des cinquante dernières années. Mais ce qui retient l’attention, c’est tout le brouhaha qui entoura son arrivée en librairie. Rien de moins qu’un scandale qui fit couler beaucoup d’encre : des critiques — principalement des femmes, s’étonne-t-on aujourd’hui — ont décrié cette vision de la maternité, ont accusé Rachel Cusk de détester les enfants, d’être aux prises avec une dépression postnatale (ce qui n’était pas le cas, confirmera souvent à la presse la principale intéressée), lui ont reproché d’écrire des phrases trop longues pour une mère qui se devait d’être fatiguée (oui, on souligne l’égarement d’un tel énoncé), et un critique ira même jusqu’à mentionner que l’autrice ne devrait plus avoir la garde de ses enfants. Et pourtant, absolument rien dans son ouvrage ne paraît aujourd’hui récriminatoire : vingt ans plus tard, ces réactions semblent totalement démesurées, décalées, voire impertinentes. « À mon avis, ces critiques indiquent qu’elle a vu juste. Elle est allée toucher une corde sensible et elle a tenu des propos qu’elle n’avait pas le droit de tenir selon l’opinion publique. Car pour plusieurs, il faut que la maternité soit avant tout une expérience positive, une expérience quasiment de béatitude entre la mère et l’enfant, souligne Renaud Roussel. Il n’y a rien de très choquant dans ce qu’elle dit de ses agissements. En revanche, il y a quelque chose de profondément bouleversant dans ce qu’elle dit d’elle-même et de son expérience — mais aussi de drôle, car elle a cette capacité d’avoir du recul, même si c’est souvent de l’humour noir. Il y a cet élan, ce besoin de dire les choses telles qu’elles sont qui font toute la force de ce livre et qui en font, à mon avis, l’un des plus forts écrits sur le sujet, sinon le plus fort. »

Car Rachel Cusk y raconte son expérience : celle, bouleversante, d’une femme qui, du jour au lendemain, endosse un nouveau rôle avec l’étrange impression que toutes les femmes qui l’ont précédée dans la maternité ont signé une alliance pour ne pas exprimer combien il y a une part de noirceur, combien la solitude peut être présente et pesante. Un postulat qui s’articule autour de cette vive impression de mensonge par omission, propagé par les femmes elles-mêmes concernant la maternité, et dont Cusk souhaite divulguer la véritable teneur pour le bien de celles qui, comme elle, auraient pu se sentir lésées par cet étrange accord tacite qui prône le silence.

Donc, rien à voir avec l’amour porté à l’enfant — comme des critiques ont pu le laisser entendre —, car au contraire Cusk décrit cette sensation qu’une corde la relie en permanence à sa fille, démontrant que tous les changements qu’elle apporte dans sa vie, pour le bien-être de l’enfant, ne sont pourtant pas sans heurts pour elle. Ainsi, telle que l’autrice le dit dans le livre, elle ne fait que « le compte rendu personnel d’une période de transition », « dont l’accouchement n’est que la scène inaugurale ». Elle choisit de présenter la maternité comme une enclave, avec les outils que permet la littérature, avec des angles morts choisis et mis en évidence, avec des omissions volontaires pour mieux s’en tenir à sa thématique. Ce n’est pas un journal de bord. C’est une œuvre artistique qui a comme arme une écriture fondée sur un pacte de vérité avec le lecteur : elle y dépeint avec une vérité bruyante ses difficultés : « C’est un livre qui pose un regard critique sur la maternité, résume monsieur Roussel, mais qui ne la condamne pas. »

Elle choisit de présenter la maternité comme une enclave, avec les outils que permet la littérature, avec des angles morts choisis et mis en évidence, avec des omissions volontaires pour mieux s’en tenir à sa thématique.

Récit-vérité
Comme dans tous les livres de Rachel Cusk, tout, dans son écriture comme dans ses approches, s’éloigne de la facilité : « Il y a une grande exigence et une grande qualité dans tous ses livres, qui portent d’ailleurs sur la question de la femme et de la place de la femme dans la société sous différents angles », confirme monsieur Roussel, soulignant à quel point L’œuvre d’une vie est avant tout une œuvre littéraire, signée par une auteure exigeante avec sa prose. C’est d’ailleurs non pas dans les livres de puériculture qui expliquent comment allaiter ou comment accompagner son enfant vers le sommeil que Rachel Cusk trouvera réponse à ses nombreux questionnements et viendra à remplir, tranquillement, les failles que la maternité a ouvertes en elle : ce sont dans les ouvrages littéraires, dont elle nous parle et qu’elle cite abondamment dans son livre, qu’elle trouvera réconfort et équilibre. Tolstoï, Wharton, Lawrence, Brontë et bien d’autres se glissent donc entre les pages pour mieux éclairer les propos de Cusk, pour les universaliser plutôt que les restreindre à une expérience bouleversante et pourtant tant commune.

Et c’est bien ce que permet la non-fiction.

« Dans la non-fiction, c’est toujours la perspective si particulière du sujet racontant qui en fait la force. On peut ainsi découvrir une nouvelle perspective sur des sujets qui peuvent être très ordinaires, comme c’est le cas de la maternité. Dans une maison littéraire comme Boréal, ce qu’on cherche avant tout, c’est la force littéraire du projet, et pas seulement le thème. Le thème est important, mais ce qui compte encore plus, c’est le style, une force dans l’écriture qui se dégage. Et c’est sûr que L’œuvre d’une vie répond à cette attente. »

Monsieur Roussel poursuit en parlant de l’émergence, depuis une dizaine d’années au Québec, de la popularité de la non-fiction, ce genre qu’on appelle aussi écriture du réel, parfois récit, parfois essai littéraire. Avec une tradition française entamée par Annie Ernaux et une forte tradition anglo-saxonne qui continue, le genre fait de plus en plus sa place au Québec : « Peut-être parce qu’on vit dans des temps plus incertains, on a besoin d’avoir une prise sur le réel, d’en savoir plus sur le monde dans lequel on vit, alors qu’il y a peut-être, précédemment, eu une période où on pouvait se permettre de s’échapper dans la fiction — ce qu’on peut toujours faire évidemment et avec plaisir. Je pense qu’on ressent maintenant ce besoin de se raccrocher au réel. »

Et le réel que nous propose Rachel Cusk, son réel, mérite d’être partagé pour visiter des zones d’ombre trop souvent, vingt ans plus tard encore, taboues. Oui, belle, belle bizarrerie…

Photo : © Siemon Scamell-Katz

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