Presley, Dylan et l’Amérique secrète

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Peut-on reconstituer l'histoire américaine à travers la musique rock ? La subversion des valeurs peut-elle se retrouver dans ce qui est le plus manifeste ? Greil Marcus, historien des cultures, critique rock au Village Voice et au Rolling Stone, répond par l'affirmative, et deux de ses livres viennent en fournir la preuve.

Dans Mystery Train : Images de l’Amérique à travers le rock’n’roll, son premier livre publié en 1975, Marcus revisite l’histoire de son rock à travers une galerie de portraits. The Band, Sly and the Family Stone, Randy Newman et Elvis Presley font l’objet d’une étude attentive, tant biographique que musicale. Au-delà des grandes figures, dont plusieurs n’ont pas survécu à leur génération, Marcus s’attache aux réseaux secrets qui les relient. Elvis Presley n’est certes pas sorti de e part – il est même commun d’aller chercher ses influences chez Robert Johnson ou Hank Williams. Marcus le fait, mais va plus loin, en s’attardant longuement sur le producteur Sam Phillips, qui rêvait dès les années 1940 de trouver un artiste blanc capable de chanter comme un Noir, pour qu’enfin le mélange des cultures s’opère. Au passage, Marcus s’attarde sur le premier artiste qu’a produit Sam Philips, Harmonica Frank, complètement oublié aujourd’hui, mais qui prend ici une importance insoupçonnée.

La  » méthode Marcus  » s’affine avec La République invisible, un livre que tout fan de Bob Dylan devrait apprendre par cœur… Prenant comme assise de sa réflexion les enregistrements pirates de 1967 connus sous le nom de Basement Tapes, Marcus reconstitue le parcours de Dylan à travers le folk revival, son difficile passage à la musique électrique et son accident de moto de 1966, pour en arriver finalement aux enregistrements qui l’intéressent. Plus encore, c’est le paysage mental du chanteur qui intéresse l’écrivain. C’est ainsi que Marcus consacre un chapitre entier à l’Anthology of American Folk Music, le document musical mythique de Harry Smith où, dans un excès de zèle et d’érudition caractéristique de son style, il remonte jusqu’au prédicateur puritain du XVIIIe siècle James Edwards pour expliquer une ligne d’une chanson.

La grande innovation de Marcus est de prendre, pour la première fois, la musique populaire comme une vaste matière littéraire. Sous sa plume, les musiciens deviennent les personnages d’un roman qui se déroule sur plusieurs siècles, des premiers colons américains aux acteurs du mouvement des droits civiques, d’Abraham Lincoln à Bob Dylan. Tous entretiennent un dialogue secret que Marcus met à jour, se faisant successivement analyste littéraire, historien, critique et essayiste. Il dévoile, par le fait même, cette  » république invisible « .

 » Writing about music is like dancing on architecture « . La phrase est attribuée, selon les sources, à Frank Zappa ou Elvis Costello. Elle résume bien l’écueil de ce genre de livre. Marcus ne se gêne pas d’écrire abondamment sur les plages musicales, avec d’éloquentes épithètes, mais il reste que, pour qui n’a jamais entendu les pièces en question, les démonstrations ne viennent souvent qu’alourdir des propos brillants. D’autre part, le goût de l’érudition rare finit parfois par agacer. Outre ces critiques, les deux livres sont excellents. Les analyses de Marcus, qui prennent pour base la critique rock, ont instauré une véritable école littéraire.

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