Polyphonies

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D'abord, avant même de commencer mes lectures, j'éprouve cette anticipation heureuse devant ces deux grosses briques d'environ 1000 pages chacune qui m'attendent. Il est bien tangible, le poids des ouvrages dans ma main. Déjà, j'imagine les aventures que j'y rencontrerai. M'inquièterai-je, m'insurgerai-je, me passionnerai-je pour les mêmes choses que les protagonistes, chéris ou honnis, qui y évoluent? Je ne le sais pas encore.

C’est bien d’un périple qu’il s’agit quand on s’immisce dans l’œuvre du flamboyant Victor-Lévy Beaulieu, illuminé qu’il est par l’univers de James Joyce, écrivain téméraire mais entier. Une sorte de biographie, mais amplifiée de la réception de celui qui l’a écrite: pas très orthodoxe comme pratique, ce qui ne fait que rendre la chose encore plus intéressante.

Car à travers les parcelles de la vie de Joyce que VLB nous livre patiemment, il fait aussi des liens avec sa propre histoire, et nous apprend par le fait même à lire. Une lecture n’est pas qu’une lecture, c’est-à-dire qu’elle n’est pas qu’un témoignage de faits et gestes alignés, mais pour celui qui sait lire, le livre devient un transmetteur d’indices, un «ouvreur de portes», un «enseignant de soi-même». C’est l’effet que fait James Joyce sur VLB, devenu son compagnon, son alter ego insurgé: «Tant de lectures, tant de relectures par toutes sortes de saisons, en toutes sortes de circonstances, pour le simple plaisir de virailler, d’engranger de la connaissance et de m’y perdre autrement que mangé par les banalités de la vie quotidienne.» La vie et l’œuvre de Joyce le sauvent de la normalité, l’invitant à réfléchir et à additionner les strates qui donnent toute l’épaisseur d’une existence.

Par la même occasion nous sommes sauvés aussi de la banalité, les couches étant multipliées par le regard de VLB qui accomplit l’acte de partage, de mémoire, de transmission. De l’Irlande au Québec, de la saga de Joyce à la tribu des Trois-Pistoles, il nous enjoint de nous nourrir des légendes et des mythes qui forgent les peuples et la culture. Il nous met en garde contre le danger d’hypertrophie du cerveau puisque «plus la science progresse, plus l’humanité désapprend à penser». C’est aussi pour ça que nous ouvrons ce livre, assoiffés, éprouvant du plaisir à louvoyer entre paroles,
conscience et savoir.

Peuplé de contradictions, ce VLB, parce qu’en même temps «éveilleur» et guide, il est aussi colérique et castrant, concluant à l’emporte-pièce: «Femmes. Si peu conséquentes. Si douées pour la trahison. Femmes. C’est l’homme qu’on devrait inséminer, pas elles. Appellent amour leurs sentiments tordus. Appellent affection leur besoin de possession. Appellent passion la jalousie par quoi se constitue leur univers. Femmes. Utérus. Hystériques.» Un peu plus et je me sentais concernée. Voilà un homme qui règle ses comptes. Moi qui croyais être de la fratrie, cousin-cousine, appartenant à des mondes limitrophes appelés par les mots. Je suis bien obligée de reconsidérer parfois cette connivence puisqu’à moins de me nier, je suis née femme. Je ne me sens néanmoins pas personnellement visée: VLB n’est pas toujours délicat, mais, en s’abîmant dans ce type de phrases, il devient un généralisateur de première, beaucoup moins intéressant que l’autre, fourmillant, singulier, prodigieux. Ce qui fait qu’à la question qu’il pose: «Quelle importance pour Joyce lui-même que je prenne parole de mon arrière-pays, si peu souverain, pour lui porter témoignage en forme de mots, si peu souverains aussi?», je réponds: «Les grands esprits se rencontrent» et la lectrice que je suis, qui a été témoin de ce rendez-vous, s’est abreuvée tout son soûl à la gamelle des mots créateurs de sens.

J’en ai eu pour mon forfait, m’enfilant à la suite de l’ouvrage de VLB Les détectives sauvages, de Roberto Bolaño, ce Chilien que je découvris en 2003 avec le court roman Amuleto et dont j’apprenais la mort à peine quelques semaines plus tard, survenue le jour de mon anniversaire alors qu’il n’avait que 50 ans. Je me sentais comme une conquise endeuillée, déjà en manque avant de l’avoir tout lu.

Ce n’est pas non plus la linéarité qui caractérise ce roman mais le voyage, qu’il se fasse en parcourant des pays ou en traversant les pages d’un livre: «Le temps est une illusion, ai-je dit et j’ai pensé à des gens que je n’avais pas vus depuis longtemps et même à des gens que je n’avais jamais vus.» Parce que Bolaño réussit ce tour de force de nous rendre inspirantes les lignes qu’il a écrites autant que les interlignes ou les marges, de l’espace sans écriture donc, que nous ne pouvons pas lire littéralement, mais que nous pressentons, débordants de sens pluriels. C’est ce que j’aime à lire, des chemins ramifiés, et j’ai suivi, allègre, le périple des «réal-viscéralistes», un mouvement littéraire qui n’existe pas, mais qui compose l’écorce de ce roman. Le rêve et la poésie parsèment ce livre aux multiples personnages qui sont tous des témoins de la vie des jeunes poètes et qui, par les souvenirs qu’ils ont relatés, nous font découvrir ces idéalistes désespérés. Nous sommes en présence d’êtres désireux de provoquer des changements sociaux et politiques et qui, très tôt, savent que «la littérature n’est pas innocente». Ils partent donc à la recherche d’une poétesse incertaine, ne sachant trop si elle fait figure de mythe ou si elle a vraiment existé. Qu’importe: «Ce qui revient à dire, jeunes gens, je leur ai dit, que je voyais les efforts et les rêves, tous confondus dans le même échec, et que cet échec s’appelait joie», déclare un des témoins. Ainsi, les actes manqués sont avant tout des actes tentés.

Et puis ce livre que j’aurais souhaité infini, j’en ai vu la fin. Mais comme Bolaño l’écrivait dans Des putains meurtrières: «On ne finit jamais de lire, même si les livres s’achèvent, de la même manière qu’on ne finit jamais de vivre, même si la mort est un fait certain.» Assurément, Bolaño ne sera pas furtif dans mon paysage littéraire, et si je ne pourrai bientôt plus rien lire de ce qu’il a écrit de sa main, j’imaginerai tous les livres qu’il n’a pas eu le temps d’écrire, poursuivant ainsi le voyage d’un idéal éternel.

Bibliographie :
James Joyce, L’Irlande, le Québec, les mots, Victor-Lévy Beaulieu Boréal, 1096 p. | 19,95$
Les détectives sauvages, Roberto Bolaño Folio, 942 p. | 22,95$

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