Pensées de Pascal

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L'auteur de Tous les matins du monde fait paraître cet automne trois volumes de fragments, Les Ombres errantes, Sur le jadis et Abîmes, un projet intitulé Le Dernier Royaume. Plus de huit cents pages d'aphorismes, de morceaux d'autobiographie, d'échantillons de prose, trois volées d'éclats de fiction et de petites bouchées. Un événement en soi, récemment salué par l'attribution du prix Goncourt.

Nouveau venu chez Grasset, après vingt-cinq années de vie publique comme éditeur chez Gallimard (où plusieurs de ses livres ont paru), Pascal Quignard déboule cet automne en librairie avec une sorte d’« ovni littéraire ». Le Dernier Royaume nous ramène à 54 ans un homme en quelque sorte plus libre, débarrassé des contraintes sociales, las des concessions à la lourdeur du roman. Car ni Ombres errantes (le premier volume) ni Sur le jadis ne sont des romans… Plutôt dans la veine de ses Petits traités, publiés en 8 volumes chez Maeght en 1990 (aujourd’hui disponibles chez Folio en 2 tomes), cette nouvelle œuvre est constituée de fragments, d’une multitude de morceaux qui sont tantôt souvenirs, rêves ou inventaires, images fortes, phrases relues et soulignées avec application. De la pensée en mouvement, un édifice en construction qui pourrait compter jusqu’à dix, quinze ou même vingt tomes. Il s’agit là, insiste Quignard, de sa dernière œuvre, au sens où tout ce qu’il compte écrire par la suite devrait s’intégrer à ce Dernier royaume — qui est celui d’où l’on ne sort plus, le lieu où l’on peut respirer en souplesse, rêver mieux.

Permanence du passé

Comment des hommes et des femmes ont-ils vécu, joui, pleuré d’ivresse ou de joie, comment ils sont morts ? Qu’est-ce que l’art, la civilisation, le temps ? Faire revivre ce passé, ce qu’il appelle le « jadis », en saisir toute la pénétrante actualité, c’est cela qui intéresse Quignard et qui traverse tout ce Dernier Royaume, quelque part entre les Essais de Montaigne et les Mille et Une Nuits. Ses sujets de prédilection ? La Rome antique, la musique et le silence, les philosophes chinois, le Japon éternel, la France de Louis XIII : tantôt sous forme de biographie ou de conte, voire de simple évocation poétique. Car pour l’auteur, « le langage est la seule résurrection pour ce qui a disparu. » Et les livres, pour ce mélancolique avoué, ne sont que des lectures qui ont été trop forcées.

Parmi les genres inclassables que pratique Quignard, on trouve ainsi des « listes », hommages non voilés à ses maîtres anciens que sont Tchouang-Tseu et Marc Aurèle : « Verres de vin à demi-pleins ; luths brun et rouge ; chandelles et cartes à jouer blanchâtres, pelures de citron qui pendent au bord des tables ; miroirs avec reflets ; miroirs sans reflet ». Tout est miniaturisation et télescopage du récit chez lui. Quignard aspire à la nudité, à se dépouiller des ornières du récit. Comme les poissons sont de l’eau à l’état solide, « les livres sont du silence à l’état solide. » C’est ce qui charme et qui déconcerte à la fois. Il y a quelque chose du rigorisme des Solitaires de Port-Royal (Pascal, Racine, Pierre Nicole) qui fait parfois de Quignard un héritier du jansénisme : leur « sécheresse », leur exigence, leur retrait du monde. Éloignement, certes, mais teinté d’une générosité extrême, dont l’abondance de pages n’est que la part la plus visible.

Un Goncourt étonnant, à vrai dire, une œuvre que l’on pourrait sans trop hésiter qualifier d’« exigeante », puisqu’elle demande beaucoup au lecteur qui consent à s’y frotter, et que les membres de ce jury littéraire nous ont rarement habitués à cet exercice. Il faut donc y consentir beaucoup de lenteur, ainsi qu’une part considérable d’abandon. Et accepter parfois de ne pas tout comprendre… Mais la récompense qu’offre cette lecture, au détour d’une phrase qui frappe juste ou qui fait sens pour nous, est trop souvent inestimable pour être boudée.

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Les Ombres errantes, Sur le jadis, Abîmes (Le Dernier Royaume, t.1-2-3), Pascal Quignard, Grasset.

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