Pedro Juan Gutiérrez: Le serpent etses mémoires

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En 1998, Pedro Juan Gutiérrez apparaît dans les lettres hispaniques avec l’effet d’une tornade: sa Trilogie sale de La Havane raconte la vie quotidienne d’un Cubain égocentrique, colérique et blasé, qui vogue dans les eaux troubles de la faim, du sexe et de la scatologie, le tout dans le cadre d’une ville désenchantée et en pleine décrépitude. On est loin de La Havane touristique vendue par les agences de voyage. Presqu’une décennie plus tard, la traduction française d’El nido de la serpiente nous donne l’occasion de jeter un nouvel éclairage sur son œuvre, et de suivre la genèse du protagoniste de la Trilogie sale de La Havane, Pedro Juan, une sorte d’alter ego de son auteur. Le libraire a eu l’occasion d’interviewer ce dernier lors de la tournée qui l’a amené à présenter ses dernières parutions en France et en Espagne. La voix chaleureuse et assurée, l’auteur parle de la pluie et du beau temps, de littérature et des mœurs européennes, sans chichis, à la cubaine.

Ce qui l’intéresse le plus, raconte-t-il, c’est de montrer dans ses romans le petit côté voyou de nous-mêmes, celui qu’on cache en public: «Le Pedro Juan Gutiérrez qui donne une conférence sur la littérature habillé en jean et en veste ne m’intéresse pas du tout. Celui qui m’intéresse est l’autre Pedro Juan Gutiérrez, celui qui, après sa conférence, se promène chez lui en robe de chambre et consomme de la pornographie sur Internet…» Quel homme charmant!

Puis on aborde Le Nid du serpent. Ce qui semble intéressant pour la critique, c’est d’explorer ce roman du point de vue politique, mais l’auteur refuse catégoriquement de se prêter à ce jeu-là. Il affirme que bien que le projet initial ait été d’écrire quelque chose d’à la fois historique et autobiographique, il a fini par le modifier pour ne pas se mêler de politique: «Je voulais raconter ce qui nous est arrivé, à nous les Cubains, durant les années 60, une décennie très importante pour comprendre Cuba durant la deuxième moitié du XXe siècle. L’avènement de la Révolution cubaine et l’arrivée du socialisme nous ont changés sur bien des points de vue: économique, idéologique, familial… Je trouvais l’idée intéressante, mais je me suis vite rendu compte que le livre allait être trop chargé politiquement, et moi, je n’aime pas parler de politique. Voilà pourquoi j’ai fini par donner à ce livre la forme de «mémoires», et que j’ai utilisé Pedro Juan, le personnage principal du Cycle de Centro Habana, comme porteur de ces expériences.»

Crier malgré les interdictions
Mais n’est-il pas justifié de se demander si l’auteur ne finit toujours pas par parler de politique, malgré lui, par des voies détournées…? La question fait bondir Pedro Juan Gutiérrez, qui rigole de bon cœur: «La politique est partout, c’est inévitable. Mais il faut savoir comment en parler. Je pense souvent à l’exemple de Crime et châtiment de Dostoïevski. Si ce roman parlait plus ouvertement de politique, on ne le lirait plus depuis longtemps. Toutefois, Crime et châtiment est un roman extrêmement dense politiquement, mais qui, au lieu de se concentrer sur la description des faits, met en scène la vie et les tribulations d’êtres humains placés dans des situations extrêmes… Et puis, c’est un fait prouvé que l’écrivain qui s’accroche trop à la politique de son époque est vite dépassé par les événements…»

Cependant, en lisant Le Nid du serpent, il semble que le contenu politique est plus explicite que dans les ouvrages précédents, si on le compare, par exemple, au roman qui est vu par plusieurs comme son meilleur, Le Roi de La Havane… «Pas du tout! Je biffe toutes les références directes à la politique, répond-il. J’ajouterai que ces deux livres sont très différents: Le Roi de La Havane est un livre très intime, très douloureux et très compulsif, que j’ai écrit frénétiquement en moins de deux mois. Le Nid du serpent, lui, est un projet plus réfléchi, que je voulais coucher sur papier depuis des années. Cela dit, ces deux livres, comme tous mes autres livres, parlent plus ou moins de la même chose: d’un monde peuplé d’interdictions et d’enfermements, et du cri de l’être humain qui essaie de s’en dégager pour recouvrer sa liberté individuelle. En cela, Pedro Juan, le personnage principal, agit en tant que porte-étendard de cette obsession…»

Comme une odeur de sexe…
La critique littéraire, surtout en Espagne, tend à présenter Le Nid du serpent comme un prologue nécessaire à la compréhension de la déjà célèbre Trilogie sale de La Havane. Pedro Juan Gutiérrez semble d’accord, et ajoute que non seulement ce roman reprend, dans sa jeunesse, le même personnage, mais il explique comment ce type est devenu l’alcoolique irascible de 45 ans que l’on retrouve dans la Trilogie sale de La Havane. Mais Le Nid du serpent reste surtout un récit initiatique où Pedro Juan, jeune sensible et impulsif, découvre le sexe et abandonne la masturbation, où il fait face à ses sentiments pour la première fois, et où il pénètre dans le monde, pour le traverser dans l’horreur et la colère.

Puis, on passe au sexe et à la scatologie, très présents chez l’auteur. Pedro Juan Gutiérrez n’aime pas l’étiquette de Réalisme sale que sa maison d’édition espagnole, Editorial Anagrama, a inventée: «Je ne comprends pas moi-même ce que cela veut dire. Réalisme… certainement! Tous mes romans sont réalistes. Mais il n’y a rien de sale là-dedans. Je ne vois rien de sale non plus dans le sexe, tel que décrit dans mes romans. Je dirais même qu’à Cuba, le sexe occupe la même place que dans mes écrits; les femmes de mon âge — PJG a 57 ans —, par exemple, sont encore très actives sexuellement. Lorsqu’on sort de Cuba, c’est différent… C’est plus tranquille, moins ludique.» Ensuite, il explique que pour les Cubains, le sexe est un jeu, comme la musique, le langage et bien d’autres choses… À Cuba, ajoute-t-il, le mauvais musicien finit par s’éduquer et jouer dans l’orchestre symphonique, toujours guidé par un bout de papier. Le bon musicien, lui, n’apprend jamais la musique, mais il sait jouer de tous les instruments de son groupe, il se produit dans des bars pour le pourboire des touristes, bref, il improvise, il s’improvise, il joue.

Et, pendant qu’il parle, on voit de nouveau surgir le côté pur, libre et lumineux de ses personnages. Comme dans ses romans.

Bibliographie :
Le Nid du serpent, Pedro Juan Gutiérrez, Éditions Albin Michel, coll. Grandes traductions, 104 p., 29,95$

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