Martin Page : Le rire de la gravité

25
Publicité
Il s'appelle Martin Page. Tout comme Anna Gavalda, il a été découvert par la maison d'édition Le dilettante ; des ventes moins éclatantes pour lui, mais une tout aussi grande richesse pour les amateurs de littérature. Tôt ou tard, il aura du succès, mais pour l'écrivain français, ça importe peu. Idem pour sa vie personnelle, dont on connaît peu de choses, sinon qu'il a 28 ans, qu'il a étudié en anthropologie et qu'il a travaillé durant quelques années dans des entreprises connectées sur le profit et déconnectées de la réalité humaine. Ses trois premiers livres sont principalement construits autour de ces thèmes et tous contiennent un propos social souvent virulent : Page cherche à mettre en lumière la stupidité humaine sous toutes ses formes pour mieux la dénoncer et il réussit très bien.

Son premier roman, Comment je suis devenu stupide (déjà traduit en 19 langues), met en scène un jeune homme aux prise avec un problème de lucidité : son hyper conscience le rend profondément malheureux, car il a bien du mal à vivre avec les autres. Pour remédier à ça, pourquoi ne pas devenir un imbécile heureux ? L’idée est simple, mais comment y parvenir ? Sa quête débute dans un bar. Il boit sans arrêt dans le but de s’abrutir, mais en vain ! Il n’a visiblement pas l’étoffe d’un alcoolique. Le personnage n’est pas au bout de ses peines, et l’aventure délirante est lancée. Avec un cynisme à faire frémir, Martin Page se met à dépeindre tous les travers de la société actuelle. L’anthropologue en lui avait pris des notes. Cette critique sociale déguisée en tragicomédie absurde fait beaucoup rire le lecteur, un rire jouissif qui souvent se transforme en rire jaune. Le ton est donné et un auteur vient de naître : on se dit que celui-là, on le suivra et on tient parole.

On déniche de peine et de misère son second ouvrage, Une parfaite journée parfaite. Que nous réserve-t-il ? De la rigolade à coup sûr, se dit-on. Un sourire s’installe aussitôt sur notre visage. Dès la première phrase, on retrouve avec bonheur l’univers de Martin Page : il n’y aurait pas de nom d’auteur sur la couverture que sa griffe serait indéniable entre mille. Un type se réveille, prend un fusil sur sa table de chevet et… se tire une balle dans la tête ! Après, il se prépare pour aller travailler… Drôle ? Grave ? On ne sait trop. La question se pose tout au long de la lecture, alors que se déroule une journée dans la vie du personnage principal. Chaque tranche importante de son quotidien se termine par un suicide symbolique qui illustre bien le poids de son existence ; on est à la fois fasciné par la trouvaille de l’auteur et dérangé par la force d’une telle écriture. Le ton de Martin Page conserve son humour, mais se teinte de gravité.

Arrive un peu timidement sur les tablettes, enseveli sous l’avalanche de nouveautés beaucoup plus importantes, son troisième roman, La Libellule de ses huit ans. Évidemment, on ne résiste pas. Surtout que le titre intrigue. L’histoire, aussi finalement. Délaissant pour la première fois le  » je  » au profit du  » il « , un peu à la manière d’un conte, La Libellule de ses huit ans relate l’histoire de Fio Régale, une jeune fille ordinaire qui devient malgré elle la nouvelle coqueluche de l’art contemporain. Sous le regard de Martin Page, il est clair que le destin que connaîtra son héroïne, Fio, qu’on suit avec beaucoup de compassion et de tendresse, n’est pas si souhaitable qu’on serait porter à le croire. Rien à voir avec Cendrillon ! Le milieu des arts est vertement critiqué par l’auteur qui entend de moins en moins à rire. En effet, au ton de Martin Page, en plus de l’humour et la gravité, s’ajoute l’amertume. Il nous a une fois de plus comblés, déjoués et surpris.

Après lecture de ses trois livres, on a toujours envie de le suivre ; cet auteur-là est en train de bâtir une œuvre importante.

Publicité