Marguerite Duras: le pouvoir du silence

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« Écrire c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. » Marguerite Germaine Marie Donnadieu, dite Duras, est la reine des non-dits. La reine des silences. Ses dialogues, que nul ne peut s’approprier ou même reproduire, laissent perplexes tout autant qu’ils fascinent, nourrissant une profondeur incomparable dans le récit et creusant d’énormes abîmes entre les personnages.

Les fervents de Duras la glorifient pour tout ce qu’elle ne dit pas, mais évoque plutôt sans rien nommer. Pour moi, lire cette dame allait de soi, cela arriverait, un jour ou l’autre. Ce n’était ni un choix, ni une suggestion d’autrui, mais bien une étape incontournable, sans pour autant être une obligation. Je savais que je la lirais et, au fond de moi, je savais que j’aimerais. C’est lors d’un congé d’études que je m’y suis finalement prêtée, il y a cinq ou six ans. On peut dire qu’elle m’est bel et bien rentrée dedans.

Née en 1914 à Gia Dinh, en Indochine française, Marguerite est la fille cadette d’un couple de Français venus coloniser. Son père meurt alors qu’elle est toute jeune, et sa mère, une institutrice, tente dès lors de faire survivre sa famille, composée de Marguerite et de ses deux frères. Ses déboires avec la terre stérile qu’elle a achetée et qui ne cesse d’être inondée chaque année inspireront à Marguerite le roman qui l’a révélée en 1950, Un barrage contre le Pacifique. Dans ce dernier, la mère élève ses deux enfants et les aime à les détruire. Obsessive, elle les couve et les emprisonne dans ses malheurs et l’impossibilité de combattre sa malchance et l’escroquerie dont elle a été victime. Chez Duras, chaque lien est malsain, à un niveau ou un autre. Tout ce qui unit deux êtres — un frère et une sœur, une mère à ses enfants, deux amants — est complexe, flou. La ligne est mince entre l’amour et la haine, l’amour et l’obsession, l’amour et la folie.

Ce n’est que jeune adulte que Marguerite Duras rejoint la France de ses parents pour y étudier et y vivre. À l’aube de la Deuxième Guerre mondiale, elle s’installe avec son mari, Robert Antelme, dans un appartement de la rue Saint-Benoît, dans le quartier Saint-Germain-des-Prés. Ce lieu accueille de grands noms intellectuels et politiques, dont Raymond Queneau (premier lecteur de l’écrivaine chez Gallimard) et Edgar Morin, où bon nombre d’idées seront partagées à propos de la guerre, du fascisme, de la Résistance (Marguerite y entre en 1943), de la liberté, de l’insoumission. Femme engagée, elle le sera toute sa vie, et pour différentes causes (la guerre d’Algérie, Mai 68…).

Dans l’univers de Duras, tout semble passions, déchirements, tourments, éclats. Aucune joie n’est minime, aucune déception n’est légère. Pour plusieurs, Marguerite Duras aura passé sa vie à réécrire la même histoire, la sienne, à quelques exceptions près. Elle ne s’en est jamais cachée, surtout pas au moment de réécrire L’Amant (prix Goncourt 1984) avec L’Amant de la Chine du Nord (1991), juste après avoir vu le film inspiré du premier et réalisé par Jean-Jacques Annaud. Sa jeunesse passée en Indochine est au cœur de son œuvre. Selon elle, « il reste toujours quelque chose de l’enfance, toujours »…Sûrement influencée par sa participation à plusieurs scénarios, dont le premier en 1959, Hiroshima mon amour, son écriture offre davantage au fil des ans un œil, une vision, beaucoup plus qu’une parole. Lors des échanges, la violence et la dureté des mots, toujours concis, dominent. Ses répliques tranchantes ont marqué le roman (Moderato Cantabile, Le Ravissement de Lol V. Stein), le cinéma (Hiroshima mon amour, Nathalie Granger) et le théâtre (Des journées entières dans les arbres, India Song, Savannah Bay). Duras supporte une notion de l’intimité qui semble parfois exclure le lecteur de ce qui lui est narré. Anne Villelaur dans Les Lettres françaises a d’ailleurs comparé Détruire dit-elle à « une cérémonie dont nous ignorerions le rituel et suivrions néanmoins, fascinés, le déroulement. »

Grande dame de lettres aux yeux de plusieurs, vieille chipie alcoolique pour d’autres, Marguerite Duras meurt en 1996. J’ai d’ailleurs été foudroyée par l’interprétation grandiose de Jeanne Moreau dans Cet amour-là, film portant sur la relation entre Duras et Yann Andréa, son dernier amant. Cette femme, on sent qu’elle a été hantée par tout, toute sa vie durant. Son enfance, ses amours, l’enfant qu’elle a perdu, sa dépendance à l’alcool, tout ça l’aura marquée et s’est inscrit dans son œuvre. Ses tourments ne l’ont ainsi jamais quittée. « On croit que, lorsqu’une chose finit, une autre recommence tout de suite. Non. Entre les deux, c’est la pagaille. »

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