Les mille et une langues du Petit Prince

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Tous les patois, dialectes, langues vivantes, classiques, minoritaires ou mortes, charabias, baragouins, bafouillages, jargons et parlés locaux ont voulu à un moment donné traduire Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Le résultat est impressionnant. Publiée aujourd'hui en plus de 150 langues, l'œuvre phare de l'écrivain français est éditée jusque dans les localités les plus perdues du globe. À en croire les nouvelles traductions qui continuent de se multiplier, ce phénomène n'est pas près de s'estomper.

Ceux qui ne l’on pas encore lu n’ont donc plus d’excuses. Du tahitien (Te Tamaiti Ari’i Iti) au lapon (U’cc Priinsâz), en passant par le kurde (Mîrzayê Biçûk), l’espéranto (La Eta Princo), le tzigane (O Cino Krajoro), le créole réunionnais (Lo Ti Prins), le piémontais (Ël Cit Prinsi), l’araméen (Malkuno Zcuro) et le yiddish (Der Kleyner), pour n’en citer que quelques-unes, les adaptations sont légions. Il n’existe qu’un seul livre qui dépasse Le Petit Prince en nombre de traductions. Lequel? La Bible, évidemment.

D’ailleurs, la dernière traduction du conte de Saint-Exupéry en berbère, sous le titre Ageldun Amezzan, est déjà un phénomène en soi. Peu connu, le berbère subsiste en Afrique du Nord, où depuis ces dix dernières années, la langue connaît une véritable renaissance. De passage à Montréal, le traducteur et écrivain Fouad Lahbib n’a jamais cessé de croire que Le Petit Prince verrait le jour dans sa langue maternelle.

Une traduction minutieuse

Traduire Le Petit Prince en amazighe – nom que le peuple berbère donne à sa propre langue – n’a pourtant pas toujours été une partie de plaisir pour Fouad Lahbib. «Les difficultés sont arrivées très tôt, dès le titre en fait», déclare le traducteur. En effet, la langue amazighe ne connaît pas de mot pour traduire le concept de prince. «Le roi par contre existe! J’ai pris le mot roi – agellid – et de ce mot j’ai extrait celui de prince – ageldun – qui signifie: enfant issu du roi», explique-t-il.

Autre tracasserie pour le traducteur, le lexique. «Le conte regorge de termes qui appartiennent au vocabulaire moderne et dont le berbère n’a pas d’équivalent comme les vocables moteur, avion, réverbère ou boa. De même pour les notions telles que l’orgueil ou l’absurdité», détaille Fouad. Malgré la brièveté de l’œuvre, une centaine de pages environ, la traduction s’est avérée être un long travail d’adaptation linguistique.

Comme le dit le fameux adage italien traduttore, tradittore, mal traduire une œuvre, c’est la trahir. Dans sa boite à outils, le traducteur doit savoir piocher le bon instrument afin de rester le plus fidèle possible à l’œuvre originale. «À chaque occasion, j’ai consulté des dictionnaires régionaux, j’ai utilisé des extensions sémantiques et des dérivations lexicales, j’ai parfois réactualisé d’anciens termes obsolètes, j’ai même dû avoir recours au néologisme, relate Fouad, l’objectif de l’adaptation n’est pas tant de faire un simple copier-coller, mais de rendre accessible aux berbérophones, l’un des contes les plus marquants de l’histoire de la littérature». Le Petit Prince des Berbères n’est par conséquent pas tout à fait le même que Le Petit Prince des Québécois ou celui des Maliens. Mais si l’esprit du conte subsiste, alors tout y est.

Pourtant, la langue amazighe et le conte de Saint-Exupéry ont beaucoup de choses en commun. Le désert par exemple. «C’est un environnement très connu pour les Berbères et c’est aussi le lieu féerique où le narrateur, à la suite d’un accident d’avion, rencontre au milieu des dunes du Sahara l’énigmatique Petit Prince», raconte Fouad. Et puis, il y a la fleur, l’astre, et bien entendu le renard. Toutes ces figures peuvent parler avec les humains, «ce qui coïncide parfaitement avec la mythologie et la cosmogonie amazighe», constate-t-il.

Les langues minoritaires à l’assaut du Petit Prince

Fouad Lahbib sait que Le Petit Prince en berbère ne sera pas lu par beaucoup de monde au sein même de la communauté berbérophone. «Les berbères sont un peuple disséminé à travers l’Afrique du Nord. Ils ne savent pas tous lire et écrire. La culture est essentiellement orale, c’est pourquoi l’alphabet amazighe est encore trop peu connu», dit-il. Mais le traducteur a foi en l’avenir: «La valorisation toujours plus importante de la langue amazighe fera du conte une œuvre utile pour les générations futures. C’était très important de le faire pour les enfants qui peuvent dorénavant dans certaines localités du Maroc étudier à l’école leur langue maternelle».

Le Petit Prince s’est avéré une véritable opportunité pour les langues minoritaires. En traduisant l’œuvre, elles acquièrent ainsi une certaine légitimité. On se souvient qu’en 2003, le conte avait été traduit en khmer sous le titre Preah Angkmchah Toch avec pour objectif de lutter contre l’illettrisme au Cambodge. Et ce fut une réussite. Il y a deux ans, la parution du Petit Prince en toba, dialecte parlé par une petite communauté aborigène du nord de l’Argentine et intitulé So Shiyaxawolec Nta’a, a permis aux membres de cette communauté de pouvoir lire autre chose que le Nouveau Testament.

«Depuis ma traduction, j’ai des collectionneurs des différentes adaptations du conte qui veulent désespérément un exemplaire en amazighe», affirme Fouad, tout en reconnaissant que lui aussi vient récemment d’être touché par la piqure du collectionneur invétéré; «Une fois, j’ai reçu de la part d’un Israélien une magnifique traduction en hébreu».

Antoine de Saint-Exupéry, qui fût un infatigable globe-trotter, aurait été touché par ces échanges internationaux. Que ses œuvres voyagent à travers le monde, c’est sans doute le meilleur hommage que l’on puisse lui faire. Les adaptations en autant de langues prouvent également la qualité universelle du conte. «Tomber amoureux d’une fleur c’est magnifique, ce n’est pas donné à tout le monde», déclare Fouad.

Le Petit Prince est l’œuvre de fiction la plus vendue dans le monde. Malgré tout, les secrets d’un tel succès restent entiers. Ironiquement, la première version du conte est publiée en anglais aux États-Unis en 1943. Bien que The Little Prince fût un succès instantané, Saint-Exupéry ne verra jamais l’édition française (1946), et sa mort brutale en 1944 en fait une œuvre posthume. «Le Petit Prince était fait pour être un livre sans attache», croit Fouad. À l’instar des Berbères, les peuples de la Terre s’approprient Le Petit Prince en le traduisant dans leur propre langue, qu’elle soit encore parlée par des millions de personnes ou en voie d’extinction.

www.saint-exupery.org

Bibliographie :
Ageldun amezzan, Antoine de Saint-Exupéry, traduction de Fouad Lahbib, Éditions Institut Royale de la Culture Amazighe (IRCAM), 86 p.

Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry, Éditions folio, 100 p., 15,95$

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