Les littératures de l’errance: Le grand air

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Les univers de la route et du vagabondage ont souvent fait bon ménage avec une certaine littérature, l'alimentant abondamment par cette autre façon d'être au monde, la plupart du temps en réaction contre les conventions sociales. Bon nombre d'écrivains, ceux de la Beat Generation en particulier, s'ils n'ont pas fait l'expérience directe de cette hasardeuse liberté, ont tout bonnement incarné, par le biais de l'écriture, cette envie de prendre l'air.

C’est la parution, l’automne dernier, du nouveau titre de William T. Vollmann, Le grand partout, qui m’a donné l’envie de faire cette petite virée sur les routes croisées des hobos et des beats. À travers le récit de ses voyages illégaux sur des trains de marchandises au coeur du grand ouest des États-Unis, Vollmann poursuit une piste ponctuée de grandes figures de la littérature américaine, qui vont d’Henry David Thoreau à Jack Kerouac, en passant par Jack London et Ernest Hemingway. La seule évocation de ces figures sur la quatrième de couverture, Kerouac en tête, a fait naître en moi l’envie de mélanger, dans un même article, Le grand partout à ces quelques publications au sujet de la Beat Generation qui avaient trouvé place en librairie durant la même saison.

Se tirer d’ici
William T. Vollmann, journaliste free-lance dans la veine gonzo, écrivain de l’extrême, sillonne le pays des derniers hobos, en compagnie de son ami Steve Jones au gré des allées et venues de ces trains de marchandises qui semblent aller e part et surtout partout. Les hobos, ces travailleurs itinérants apparus à la même époque que les chemins de fer, marquèrent considérablement le paysage culturel américain du XXe siècle, tant dans la littérature que dans la chanson populaire. Et si ce mode de vie a connu plusieurs adeptes au siècle dernier, au point de constituer une manière de «sous-culture» avec ses codes et un certain esprit de solidarité, il est toutefois sur la voie du déclin depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mais, il s’en trouve toujours, le long des voies ferrées, réfugiés dans des abris de fortune et laissant leurs marques un peu partout.

Au fil des pages de son livre, dont il est difficile de distinguer la part d’enquête et la part de quête personnelle, Vollmann croise plusieurs de ces pauvres hères de notre époque. Glanant leurs histoires, l’auteur alimente ses propres réflexions du fruit de ces rencontres. Ses réflexions se baladent au gré des gares de triage et des paysages, souvent luxuriants et dont les descriptions valent parfois à elles seules le détour. Un curieux pèlerinage en pensée qui nous entraîne dans des considérations d’ordre personnel autant que d’ordre existentiel, le tout mâtiné de citations littéraires sur le même thème. Et ce qui semblait de prime abord une lubie d’écrivain à la sauce «Jackass» en manque de sensations fortes s’avère une intense quête de soi ainsi qu’une profonde réflexion sur la liberté en ce monde de l’après 11-Septembre.

Les beats: entre abattement et béatitude
Des années 2000, revenons dans le temps, jusqu’au tournant des années 50, à l’époque de l’après-guerre et des débuts de la guerre froide. Les États-Unis d’alors constituent un royaume de la pudibonderie et du conservatisme tout puissant.

Une certaine jeunesse, se sentant à l’étroit dans ce monde hypocrite carburant à l’argent et au bonheur préfabriqué, part à la recherche de quelque chose comme une nouvelle Amérique. Plus un groupe d’amis ou une communauté d’esprit qu’un mouvement concerté avec son manifeste et ses théoriciens, les écrivains et les artistes qui gravitent autour de la Beat Generation sont à la recherche de beaucoup d’air frais dans cet univers étriqué qui est le leur. Ballottés entre philosophies orientales et consommation de diverses drogues, beaucoup d’entre eux tournent leur regard vers les marginaux et autres exclus du système, qui incarnent leur vision du monde et leurs sensibilités. Au cours des années 40 et 50, beaucoup de ces clochards célestes sillonnent le pays de l’Oncle Sam à la recherche d’aventures et d’expériences nouvelles.

L’anthologie graphique The Beats brosse un portrait multiple et fouillé de ce groupe hétéroclite. Articulé autour de la Sainte-Trinité beat — Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William S. Burroughs —, ce collectif d’auteurs et d’illustrateurs (Harvey Pekar en tête) nous fait heureusement découvrir des noms plus confidentiels rattachés à ce mouvement. Ainsi déployée, cette diversité de portraits honnêtes contribue à mettre en valeur la réelle richesse de ce qu’on nomme la Beat Generation, ainsi que la nature de ses innovations, de ses audaces et de son influence.

On peut aussi prendre la mesure de ces audaces et de cette liberté en consultant l’anthologie tout simplement intitulée The Beat Generation. On y trouve des textes moins connus signés Kerouac, Ginsberg, Burroughs et Gysin. Du Livre des rêves de Kerouac aux cut-ups de Burroughs et Gysin, en passant par La chute de l’Amérique de Ginsberg, il y a une profondeur en matière d’écriture qui s’est développée, pour chacun d’eux, de manière audacieuse et bousculant les conventions littéraires.

Et, finalement, afin de goûter l’esprit et l’ambiance dans lesquels baignaient ces drôles de zigues, suivons-les jusqu’à Paris au fil des pages du Beat Hotel de Barry Miles. L’auteur recrée l’ordinaire et le quotidien de ces ambassadeurs beatniks, en particulier Ginsberg, Burroughs et Corso, au coeur de cet hôtel parisien miteux, propriété d’une certaine Madame Rachou. Les beats avaient trouvé dans la Ville lumière un vent de liberté qui leur faisait défaut en Amérique, donnant lieu à une intense période de création. Au fil des anecdotes portant sur les drogues, la promiscuité sexuelle, les misères et les grandes rencontres qui ont fortement pimenté leurs séjours de plusieurs mois, on sent toujours battre cette indéfectible envie de vivre à cent milles à l’heure, au coeur d’un grand partout et au milieu du grand air.

Bibliographie :
LE GRAND PARTOUT, William T. Vollmann, Actes Sud, 180 p. | 38,50$
THE BEATS. ANTHOLOGIE GRAPHIQUE, Collectif, Emmanuel Proust Éditions, 194 p. | 39,95$
THE BEAT GENERATION, Collectif, Flammarion, 1102 p. | 54,95$

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