Le legs de Jacques Roumain

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L'année 2007 marque le centenaire de la naissance de Jacques Roumain, anthropologue, militant, poète et romancier, auteur de Gouverneurs de la rosée et véritable monstre sacré de la littérature haïtienne. Le moment est bien choisi pour revisiter son œuvre maîtresse et évaluer ce qui reste de son héritage.

«— Nous mourrons tous… — et elle plonge sa main dans la poussière: la vieille Délira Délivrance dit: nous mourrons tous: les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants, ô Jésus-Maria la Sainte Vierge; et la poussière coule entre ses doigts.» Ainsi s’ouvre Gouverneurs de la rosée, roman posthume de Jacques Roumain, chronique de la vie paysanne haïtienne et œuvre majeure des littératures caribéenne et francophone. Finalisé en 1944 à Mexico, où le romancier séjournait comme diplomate, et publié à titre posthume à Port-au-Prince la même année, puis à Paris deux ans plus tard, le deuxième roman de Roumain, traduit en 17 langues, reste le texte littéraire haïtien le plus connu à travers le monde. Quelle honte cependant que son désolant constat sur l’état de l’île soit demeuré d’une telle actualité, plus de 60 ans après!

Certes, tous s’entendent sur la dimension engagée de Gouverneurs de la rosée. Comme l’a souligné le critique Maximilien Laroche, «l’unanimité est si forte et si constante qu’on risque de croire que ce roman a été écrit sous commande», nommément celle du Parti communiste. Mais si nul ne conteste l’aspect programmatique de l’histoire de Manuel, ce Haïtien expatrié qui revient dans son village natal en proie à la sécheresse pour inculquer à ses concitoyens des leçons de solidarité, il importe de reconnaître la valeur proprement littéraire et ludique de cette œuvre pétrie de lumière et de lyrisme, d’humour et d’humanisme.

Écrit dans un style baroque, qui intègre avec élégance des tournures créoles dans un français impeccable, le roman participe du mouvement indigéniste, variante haïtienne de la négritude, et préfigure le réalisme merveilleux dont le premier et plus brillant disciple de Roumain, Jacques Stephen Alexis, fera son cheval de bataille. D’ailleurs, celui-ci n’écrivait-il pas, au sujet de Gouverneurs de la rosée, que «Jacques Roumain a écrit un livre qui est peut-être unique dans la littérature mondiale parce qu’il est sans réserve le livre de l’amour.»

Sucre amer
Dans son article «La tragédie haïtienne» publié en novembre 1937 dans la revue française Regards, Roumain avait accusé le dictateur dominicain Trujillo de génocide, au lendemain du massacre de plusieurs dizaines de milliers d’ouvriers haïtiens de l’industrie sucrière dominicaine. Cinglant autant pour Trujillo que pour son homologue haïtien Sténio Vincent, l’article avait valu à Roumain des poursuites judiciaires et même une condamnation pour outrage à un chef d’État étranger. On se demande ce que penserait l’écrivain de l’entreprise de rapprochement des deux républiques siamoises lancée par les actuels présidents Préval et Fernandez, qui prend prétexte de son centenaire. La verrait-il comme une réhabilitation ou une récupération de sa mémoire?

Essentiellement rhétorique, la question mérite d’être posée, à plus forte raison quand on sait que la situation dans les bateyes (camps de travail des coupeurs de canne) a si peu changé au cours des 70 dernières années. C’est en tout cas l’une des tristes vérités qui ressortent de Marraine d’Hélène Koscielniak. Inscrite à un organisme de charité qui parraine des enfants du Tiers-monde, Normande Viau, l’héroïne de Koscielniak, prend sous sa tutelle un jeune Dominico-haïtien dénommé Jolino, à l’insu de son mari Gilles, entrepreneur en construction. Lorsque ce dernier se voit inviter en République dominicaine par un client, Normande saute sur cette opportunité de rencontrer le gamin qu’elle soutient et la mère de celui-ci, Gabriella, avec qui elle entretient une correspondance régulière.

Telles sont donc les prémices de ce premier roman, qui brosse en diptyque le tableau de ces mondes parallèles, le Nord cossu et le Sud dépourvu. Cela dit, à travers les nombreuses lettres de Normande et de Gabriella, il s’avère que leur condition féminine les rapproche en dépit de leurs différences de culture et de statut social. Il faut certes pas mal d’ambition pour se lancer en littérature avec un opus de plus de 500 pages, et Hélène Koscielniak n’en manquait manifestement pas pour accoucher de ce pavé peuplé de personnages attachants et crédibles. L’œuvre n’est pas exempte de quelques maladresses, de quelques longueurs qu’une direction littéraire plus rigoureuse aurait pu pallier. Néanmoins, ne serait-ce que pour le message profondément humaniste et l’engagement qui s’en dégage, Marraine vaut la peine qu’on s’y attarde.

Nous tous, un soleil
Manifestement, le propre de l’écrivain-médecin Joël Des Rosiers est de toujours se manifester là où on l’attend le moins. Je n’en voudrais pour preuve que cette magnifique plaquette, Un autre soleil, écrite en collaboration avec la Martiniquaise Patricia Léry, qui constitue à ma connaissance la première incursion du poète et essayiste dans le domaine de la fiction. L’argument on ne peut plus simple avait de quoi me séduire: un taximan d’origine haïtienne arpente de jour et de nuit les boulevards et avenues de la Ville lumière, accueillant sur la banquette de son véhicule divers spécimens de la multiplicité humaine et culturelle parisienne.

Dans une écriture métissée, à la fois poétique et romanesque, Des Rosiers et Léry tissent un réseau d’histoires à la fois insolites et familières, duquel se distingue celle de cette jeune femme à l’origine indéfinie, sous le charme de qui tombe littéralement le héros. Faite de bonheur et de drame indicible, l’histoire de celle-ci nous fait basculer dans un ailleurs vertigineux et nous rend sensibles à ce «mal secret qu’elle seule connaissait et qu’il n’était pas possible de […] confier à quelqu’un d’autre». Questionnement sur notre rapport à la réalité qui évoque le concept de relation développé par Édouard Glissant, Un autre soleil constitue un nouveau jalon à cette littérature-monde dont Jacques Roumain se révèle, sans le savoir, l’un des précurseurs.

Bibliographie :
Gouverneurs de la rosée, Jacques Roumain, Mémoire d’encrier, 168 p., 20$
Marraine, Hélène Koscielniak, Éditions L’Interligne, coll. Vertiges, 552 p., 29,95$
Un autre soleil, Joël Des Rosiers et Patricia Léry, Triptyque, 64 p., 12$

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