L’Éternel recommencement

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On aurait pu croire que le prix Booker 1992 de Michael Ondaatje, (ou son Médicis 2000), le Booker 2000 de Margaret Atwood, l'IMPAC Dublin Award 2001 d'Alistair MacLeod, le Prix des Libraires 2002 de Timothy Findley, l'œuvre remarquable de Mordecai Richler, de Robertson Davies ou d'Alice Munro, les prix remportés par Nancy Huston en France, la personnalité dominante d'un Robertson Davies, la présence dans le paysage québécois d'un Neil Bissoondath, d'un David Homel ou d'un Trevor Ferguson, les succès de librairie ou les nombreuses critiques favorables, voire dithyrambiques de plusieurs critiques littéraires français et québécois auraient fermement établi la littérature canadienne-anglaise à sa juste valeur auprès du public d'ici.

Pourtant, rien n’y fait. Le Canada anglais littéraire demeure une autre solitude, une référence qui n’ajoute aucune plus-value aux livres traduits en français, que ce soit en France ou au Québec. Le monde entier a beau souligner la valeur de cette littérature, les références restent au singulier.

Or, il y a tant à découvrir de ce côté. Une réelle volonté de raconter des histoires, de faire vivre des personnages dans la durée. Des livres souvent volumineux, dotés d’un souffle remarquable, livrant des paysages et des contextes culturels variés.

Le Canada littéraire est une véritable mosaïque, avec ses variations régionales évidentes, d’un Toronto (ou d’un Montréal) cosmopolite à des Maritimes plus traditionnelles, peut-être, mais dont les saisissants récits prennent souvent la dimension de véritables sagas, en passant par les expérimentations et les regards vers l’Orient des écrivains de la côte Ouest, comme Douglas Coupland (Génération X) ou William Gibson, père du cyberpunk, ou même les paysages plus souvent ruraux de Carol Shields ou Matt Cohen. Tout ça sans compter le courant venu du sous-continent indien avec les Rohinton Mistry, Shauna Singh Baldwin ou M. G. Vassanji, les mennonites ou les autochtones des Prairies représentés par une Myriam Toews ou un W. P. Kinsella, ou encore le Grand Nord, incontournable présence mythologique canadienne. L’épique, l’historique, le récit de voyage ambitieux, la fresque familiale remontant le cours des âges sont souvent au rendez-vous d’une littérature qui s’encombre beaucoup moins des distinctions entre la «grande» littérature et les genres comme le polar ou le roman d’aventures.

La frontière
Est-ce une question de nationalisme créant une rupture supplémentaire entre le Québec et le ROC, le Rest of Canada? Est-ce un effet persistant des sorties de Mordecai Richler, qui était un polémiste aussi abject qu’il était un romancier brillant, humaniste et plein de nuances? Le fait que plusieurs auteurs canadiens-anglais se fassent traduire en France et nous reviennent ainsi avec une double distance culturelle n’aide sûrement pas non plus. Richler, justement, a fait l’objet d’une traduction parfaitement imbécile et ignorante de Barney’s Version par un Français borné qui n’aurait pas su faire la différence entre un bagel et une rondelle de hockey. Les descriptions de ce sport, en traduction, avaient de quoi faire éclater de rire (ou en larmes) tout Québécois moyennement informé sur notre sport national. Comment se sentir voisins d’un écrivain de Toronto, qui parle pourtant d’un hiver, de sports, de réalités qui sont très proches des nôtres, quand la traduction hexagonale lui donne l’accent du 6e arrondissement de Paris ou, fait parler verlan à des banlieusards de Vancouver?

Quoi qu’il en soit, la frontière culturelle entre le Québec et le Canada anglais demeure passablement étanche. On le constate non seulement par notre méconnaissance relative ou totale des écrivains anglo-québécois comme Ann Charney, Jeffrey Moore, Rawi Hage, Will Aitken — ou, historiquement, de figures majeures comme Irving Layton et Louis Dudek — mais aussi par l’ignorance relative dont Toronto ou Vancouver font preuve à l’égard des écrivains anglophones du Québec, installés dans un genre de nowhere littéraire. Il y a une dizaine d’années, un écrivain montréalais, invité au congrès annuel de la Writer’s Union of Canada, avait assisté à une scène éloquente, de ce côté. Alors qu’il inaugurait le congrès, le président de l’équivalent canadien de l’UNEQ se félicitait du caractère véritablement pancanadien de l’événement, puisque les conférenciers invités provenaient de toutes les provinces, à
l’exception de l’Île-du-Prince-Édouard. Ce qui obligea le Montréalais à lever la main pour lui rappeler qu’il n’y avait pas de conférencier québécois au programme…

De part et d’autre de cette faille, se rappelle-t-on toujours que Leonard Cohen ou Yann Martel sont des auteurs québécois? Sait-on, dans la Capitale nationale, que Madeleine Thien, dont le roman Une recette toute simple a paru au Mercure de France et dont le suivant, Certainty (à paraître à l’automne chez XYZ), a suscité des louanges internationales, est une résidante de la ville?
Pas si sûr…

Seul réconfort (si on peut dire): l’ignorance est aussi grande dans l’autre direction. Un rédacteur en chef de Quill and Quire, LA revue littéraire canadienne-anglaise, a déjà demandé à l’auteur de ces lignes, au moment de lui commander des articles sur la scène littéraire québécoise, qui diable était donc ce Michel Tremblay dont je tenais tant à parler dans la revue…

Malgré tout, il y a des moments plus réjouissants. Au Canada anglais, trois des finalistes du prix Giller 2006 — le plus prestigieux prix littéraire du ROC, bien plus que les prix du Gouverneur général — étaient des Québécois, soit Rawi Hage (pour De Niro’s Game, un roman étonnant sur le Liban qui doit bientôt être traduit en français) et deux auteurs francophones primés en traduction, soit Pascale Quiviger, pour Le Cercle parfait, et Gaétan Soucy, pour L’Immaculée conception. L’idée d’un prix littéraire véritablement canadien, A mari usque ad mare, a gagné là un renforcement significatif. À quand un prix littéraire québécois qui inclurait pleinement les auteurs anglo-québécois?

Côté franco-québécois, notons aussi qu’à force de travail et de bon accueil répété, une auteure comme Lisa Moore a pu bénéficier, au Québec, de ventes que lui envieraient bien des auteurs québécois, avec son dernier roman, Alligator. Un Douglas Glover a pu trouver, après quatre livres parus en français chez deux éditeurs, un succès critique et de librairie avec Le Pas de l’ourse, roman époustouflant autour de l’aventure coloniale du sieur de Roberval. D’ailleurs, on aurait peut-être intérêt à le lire ou à le relire, à la veille du 400e anniversaire de Québec et surtout, de la mise en valeur du site de la première tentative de colonie de Cartier et Roberval, en 1541 et 1543. Pendant ce temps, un auteur comme Neil Bissoondath bénéficie d’une attention et d’une affection constante du public francophone, autant sinon plus que du public anglophone, probablement en partie parce qu’il sait, avec un charme remarquable, toucher et comprendre les deux versants de la très dichotomique culture canadienne.

Nouveaux arrivages
C’est peut-être dans l’espoir d’effectuer une telle percée que bon nombre de maisons québécoises continuent, bon an mal an, de traduire et de publier certaines des plus belles plumes canadiennes-anglaises. Quoique, au total, l’effort doive beaucoup plus venir d’une conviction littéraire, de l’envie de mettre en valeur d’excellents romans qui auront séduit un traducteur ou un éditeur. Car même si le Conseil des arts du Canada couvre les frais de traduction des œuvres littéraires canadiennes-anglaises, nombreux seront les éditeurs qui vous diront, si vous leur en parlez, que la mise en marché d’un auteur du ROC est pour le moins ardue et que le risque financier reste plus élevé que pour un roman franco-québécois. Bref, il faut vraiment aimer ça pour se lancer dans l’aventure.

En 2007, c’est ainsi qu’on verra par exemple débarquer Le Caméraman de Bill Gaston (Pleine Lune), un polar sur l’art de l’illusion et de l’image autour de la mort suspecte d’une comédienne sur un plateau de tournage, un nouveau Jane Urquhart chez Fides, ou encore La Fin de l’alphabet de C. S. Richardson (Alto), une sorte de tour du monde amoureux couvrant la planète de A à Z et prenant un détour inattendu autour d’I… stanbul. XYZ s’y met deux fois plutôt qu’une avec L’Oiseau noir de Michel Basilières, un regard sur la crise d’Octobre 70 qui devrait en faire sourciller plus d’un, ainsi que Les Artistes de la mémoire de Jeffrey Moore, un auteur qui a obtenu le prix du Commonwealth en 2000 avec Captif, de roses enchaîné, paru en 2001 aux éditions de la Pleine Lune.

À l’automne, on verra aussi débarquer A Perfect Night to Go to China de David Gilmour, l’histoire d’un père dont le monde s’écroule après que sa nonchalance ait provoqué la disparition mystérieuse de son fils de cinq ans, qui a valu le prix du Gouverneur général à son auteur. Et, signe qu’il y a vraiment des passionnés de littérature canadienne au Québec, La Vie de Margaret Laurence, biographie signée James King et traduite en français par la Québécoise Lynn Diamond, paraîtra chez Tryptique au moment même où un essai sur cette auteure-phare de la littérature canadienne paraîtra en France chez Joëlle Losfeld.

D’ailleurs, côté franco-français, on peut aussi noter la parution prochaine, chez Belfond, de Lullabies for Little Criminals, regard perspicace et sans fard de Heather O’Neill sur la vie d’une jeune fille tombant, à l’orée de l’adolescence, dans la drogue et la prostitution. On notera encore la publication, chez Denoël, de Bloodletting and Miraculous Cures de Vincent Lam, lauréat du prix Giller 2006 sous l’œil bienveillant de Margaret Atwood et de l’establishment littéraire torontois. Des paquets de bons choix, et on en passe.

Encore des trésors
Même avec l’ajout de ces nouveaux venus, il restera encore bien des trésors à découvrir, en creusant un peu dans le ROC. Un Steven Galloway, par exemple, auteur d’Ascension, l’époustouflante histoire d’un fildefériste que l’on surprend, à la première page, en train de traverser le vide entre les tours du World Trade Center. On pense aussi à un Wayne Johnston, en passe de devenir un des écrivains majeurs du Canada contemporain, avec une accumulation de sagas ambitieuses et fascinantes, ancrées dans son Terre-Neuve natal — mais sachant aussi voyager. C’est ainsi que son Navigator of New York, paru en 2004, nous fait vivre les aventures d’un jeune homme de Saint-Jean qui part sur les traces de son père disparu au cours d’une expédition vers le pôle Nord, à l’époque glorieuse où Scott, Amundsen et Perry tentaient d’être les premiers à atteindre ce repère géographique glacé. Entre l’intrigue entourant la course vers le pôle et le secret familial qui se cache, en quelque sorte, dans la banquise, ce livre fascinant, et ambitieux, esquisse de fabuleuses descriptions de la New York triomphante d’il y a cent ans.

Une bonne partie de l’œuvre de Johnston, soit dit en passant, tourne autour des ramifications et des tensions permanentes issues des deux référendums contestés qui ont conduit, en 1949, à l’entrée de Terre-Neuve dans la confédération canadienne — alors qu’une bonne partie de la population croit encore avoir été flouée dans son désir de faire de l’île un pays indépendant. C’est la trame de fond de The Colony of Unrequited Dreams, (qui fait du controversé Joey Smallwood, père de l’intégration canadienne de Terre-Neuve, son personnage principal) ainsi que des mémoires extrêmement touchants et évocateurs intitulés Baltimore’s Mansion (récit des origines familiales de Johnston, autour du drame d’un père pris à rêver du pays qu’aurait pu être sa province). Le genre de repères culturels avec lesquels un Québécois ne se sentirait pas du tout dépaysé, c’est le moins qu’on puisse dire.

Qui parlait des deux solitudes, déjà? Il faudrait peut-être regarder cela d’un peu plus près.

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