Jean Teulé: «Marginalicien»

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Il en émerveille plusieurs, en choque quelques-uns, mais n’en laisse aucun indifférent. Vibrant, brillant, délicieusement impertinent et indiscutablement génial, Jean Teulé sonde, de roman en roman, l’essence de ce qui garde une vie exempte de banalités. Armé de mots incisifs et n’hésitant jamais à aborder de manière très crue les abîmes du genre humain, il s’expurgera ainsi, chaque fois, d’une complaisance de mauvais aloi, préférant – Dieu merci – provoquer l’ire plutôt que la somnolence.

Dès lors, le lecteur ne se surprendra guère de constater que l’un des grands traits d’union de l’œuvre magistrale de Jean Teulé est une exploration approfondie de la marginalité, de la multiplicité de ses expressions, de la vaste diversité de sa nature. Évoluant aux frontières des conventions de sa société, le marginal de Teulé progresse selon des valeurs qui lui sont propres, lui assurant envers et contre tout un caractère unique et souvent attachant, en raison du courage ou de la folie qu’il déploie, parfois bien malgré lui. Tantôt héros (Le Montespan, Le magasin des suicides), tantôt antihéros (Ô Verlaine!, Longues peines), parfois victime (Darling, Mangez-le si vous voulez) et quelques fois bourreau (Charly 9, Les lois de la gravité), le marginal exprime, à travers cette diversité, l’immense talent de l’auteur et révèle de surcroît au lecteur avisé une incontournable réalité : qui que nous soyons, nous sommes toujours, TOUJOURS, le marginal de quelqu’un d’autre.

N’avons-nous déjà, comme monsieur de Montespan, connu les affres d’un amour trahi, qui nous a fait perdre toute raison (Le Montespan)? Ne devons-nous pas, trop souvent, faire face à la cruauté et la bêtise humaine, à l’instar du jovial Alan Tuvache (Le magasin des suicides) ou de l’inégalable François Villon (Je, François Villon)? N’avons-nous jamais provoqué, par une inconscience similaire à celle du roi Charles IX, le malheur d’autrui (Charly 9)? Voilà, sans doute, une large part de ce qui fait la maestria de Jean Teulé; peu importe l’intensité de notre désir de conformité, nous sommes Montespan, Tuvache, Villon, Verlaine, cette pauvre Darling ou cet exécrable Charles IX. Nous sommes les personnages de Teulé et ne pouvons, inévitablement, que partager leurs joies, leurs peines, leurs doutes, la simple poésie de leur existence.

D’ailleurs, en fait de poésie, Jean Teulé apporte généreusement sa pierre à l’édifice de sa pérennité, contribuant à perpétuer l’amour de cette intemporelle expression de l’âme humaine. Pour se faire, il choisira notamment trois piliers de la poésie française, à savoir François Villon (Je, François Villon), Paul Verlaine (Ô Verlaine!) et Arthur Rimbaud (Rainbow pour Rimbaud), ponctuant de leur œuvre capitale les trois magnifiques romans qu’il leur a dédiés. Il ira même, par ce tour de force qui distingue les grands auteurs, éclairer la part d’ombre de la vie de l’un d’entre eux – François Villon – en puisant à la fontaine de ses poèmes pour créer ce qui constitue, de l’avis de votre humble serviteur, l’une de ses meilleures « fictions ». Révélant également, dans Les lois de la gravité, son affection pour Robert Desnos, Teulé fera, volontairement ou non, la preuve de ses propres talents de poète, comme il le démontre dans le lyrisme surréaliste de la scène finale du Montespan, petite perle littéraire s’il en est.

« Tempus fugit » disaient les Anciens et, à ce stade de notre propos, le poids cruel de cette fuite devient cuisant, tant il y aurait encore à dire sur ce qui distingue Jean Teulé et en fait un auteur d’exception, dans la lignée des Folco, Palahniuk et autres Thompson. Toutefois, il sera sans doute plus avisé de clore ici notre envolée, et de vous laisser, chers amis lecteurs, ce qui reste de ce temps si précieux pour vous plonger dans l’œuvre foisonnante qui est la sienne, à travers ses romans et les brillantes adaptations illustrées que nous a livré l’univers de la bande dessinée, dont Teulé lui-même est issu.

« […] Les êtres qu’on nous amène ici, on pourrait directement les conduire à la bibliothèque, ce sont tous des romans. Et s’ils ne le sont pas encore, ils le deviendront ici » (Jean Teulé, Longues peines)

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